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Childermass sourit.

— Là où les magiciens vont d’habitude. Derrière le ciel, de l’autre côté de la pluie…

Un des norrellistes fit observer que Jonathan Strange était sage de s’éloigner de l’Angleterre. Sinon, il eût été certainement pendu.

Le jeune homme impressionnable aux cheveux clairs rétorqua d’un ton méprisant que toute l’engeance des norrellistes ne tarderait pas à se retrouver prise au dépourvu. Le principe premier de la magie norrelliste était que tout devait être fondé sur les livres, n’est-ce pas ? Et comment allaient-ils s’y prendre, alors que tous les livres avaient disparu avec l’abbaye de Hurtfew[232] ?

— Vous n’avez pas besoin de la bibliothèque de Hurtfew, messieurs, leur certifia Childermass. Pas plus que de celle de Hanover-square. Je vous ai apporté un bien meilleur adjuvant. Un livre que Norrell a longtemps convoité sans jamais le voir, un livre dont Strange ne connaissait pas l’existence. Messieurs, je vous ai apporté le livre de John Uskglass.

Regain de clameurs et de tumulte. Là-dessus, Miss Redruth eut l’air de prononcer un discours pour défendre John Uskglass, qu’elle s’obstinait à appeler monseigneur, le roi, comme s’il s’apprêtait à tout moment à entrer dans Newcastle pour se remettre à gouverner le Nord de l’Angleterre.

— Attendez ! cria le Dr Foxcastle, dont la voix sonore, puissante, couvrit peu à peu celle de ses voisins, puis le reste de l’assemblée. Je ne vois pas de livre dans les mains de ce manant ! Où est-il donc ? Il s’agit d’une ruse, messieurs ! Il en veut à notre argent, j’en suis sûr. Eh bien, monsieur ? – S’adressant à Childermass : – Que dites-vous ? Montrez votre livre… S’il existe !

— Bien au contraire, monsieur, répondit Childermass, avec son grand sourire oblique, empreint de tristesse. Je ne veux rien de vous. Vinculus, lève-toi.

Dans leur maison de Padoue, les Greysteel et leurs domestiques avaient pour premier souci d’assurer le plus de confort possible à Mrs Strange ; et chacun ou chacune avait sa recette bien à lui ou à elle. Le réconfort du Dr Greysteel prit essentiellement une forme philosophique. Il chercha dans sa mémoire des exemples historiques de gens – de dames surtout – qui avaient triomphé de l’adversité, souvent grâce à l’aide de leurs amis. Minichello et Frank, les deux valets de chambre, couraient ouvrir les portes sur le passage de leur hôte – qu’elle voulût passer à travers ou non. Bonifazia, la bonne, préférait voir dans son séjour d’un an au royaume des fées une sorte de grave refroidissement et lui apportait des fortifiants toute la journée. La tante Greysteel envoyait par toute la ville chercher les meilleurs vins et les mets les plus délicats ; puis elle achetait les coussins et les oreillers de plumes les plus moelleux, dans l’espoir qu’en posant sa tête dessus Arabella pourrait être incitée à oublier tout ce qui lui était arrivé. De toutes les différentes sortes de consolation qui lui étaient proposées, celle qui convenait le plus à Arabella était la compagnie de Flora, sans oublier sa conversation.

Un matin, elles étaient toutes les deux à leurs travaux d’aiguille. Arabella posa son ouvrage d’un geste impatient pour aller à la fenêtre.

— Je ne tiens pas en place, déclara-t-elle.

— C’était à prévoir, répondit Flora, avec douceur. Soyez patiente. Avec le temps, votre humeur redeviendra ce qu’elle était.

— Vraiment ? murmura Arabella avec un soupir. Pour être honnête, je ne me rappelle plus vraiment comment j’étais.

— Alors je vais vous dépeindre. Vous étiez toujours gaie – bien que souvent livrée à vous-même. Vous ne perdiez jamais votre calme – bien que souvent en butte à d’intolérables provocations. Votre façon de vous exprimer était remarquable par son esprit et son génie – bien que personne ne le reconnût et que vous rencontriez presque toujours la contradiction…

Arabella pouffa de rire.

— Mon Dieu ! Quel prodige j’étais ! Mais, poursuivit-elle avec un air ironique, je ne suis guère encline à me fier à ce portrait, étant donné que vous ne m’avez jamais vue.

— Mr Strange me l’a dit. Ce sont ses paroles.

— Oh ! s’exclama Arabella, qui détourna la tête.

Flora baissa les yeux et murmura :

— Quand il reviendra, il se démènera pour vous faire revivre. Vous retrouverez le bonheur.

Arabella demeura un moment silencieuse.

— Je ne suis pas certaine que nous nous reverrons.

Flora reprit son ouvrage. Au bout d’un moment, elle déclara :

— Il est très étrange qu’il ait dû finir par retourner avec son ancien maître.

— Pas possible ? Cela ne me semble pas tellement extraordinaire. Je ne pensais pas que leur querelle allait durer aussi longtemps. Je croyais qu’ils seraient redevenus amis au bout d’un mois !

— Vous m’étonnez ! s’écria Flora. Quand Mr Strange était avec nous, il n’a pas eu un mot en faveur de Mr Norrell… Ce dernier a publié des abominations sur Mr Strange dans les revues de magie.

— Oh, sans doute ! répliqua Arabella, peu impressionnée. Ils racontent des sottises, à leur habitude ! Ils ont tous les deux une obstination du diable. Je n’ai aucune raison d’aimer Mr Norrell… Loin de là. Mais je sais une chose à son sujet : il est magicien avant tout, le reste passe après… Et Jonathan est pareil. Les livres et la magie, voilà tout ce qu’ils aiment ! Nul autre qu’eux ne comprend mieux le sujet… Aussi, voyez-vous, il n’est que fort naturel qu’ils apprécient leur compagnie respective.

Au fil des semaines, Arabella réapprit à sourire et à rire. Elle s’intéressait à tout ce qui touchait ses nouveaux amis. Ses journées étaient occupées par des déjeuners amicaux, la tournée des boutiques et les plaisantes contraintes de l’amitié – menues affaires domestiques par lesquelles son cœur meurtri et son âme blessée étaient contents de se délasser. Elle pensait très peu à l’absence de son époux, hormis pour lui être reconnaissante des égards qu’il lui avait montrés en la plaçant chez les Greysteel.

Un jeune capitaine irlandais se trouvait par hasard à Padoue juste à ce moment-là, et d’aucuns étaient d’avis qu’il admirait Flora – bien que celle-ci jurât le contraire. Il avait mené une compagnie de cavalerie sous le feu le plus nourri de Waterloo ; pourtant tout son courage l’abandonnait quand il s’agissait de Flora. Il ne pouvait la regarder sans s’empourprer et était dans les plus vives alarmes dès qu’elle pénétrait dans une pièce. En général, il trouvait plus aisé de s’adresser à Mrs Strange pour se renseigner sur l’heure où Flora pouvait entrer dans le Prato délia Valle, un magnifique jardin en plein cœur de la cité, ou sur le moment où elle rendrait ensuite peut-être visite aux Baxter (des amis mutuels) ; Arabella, de son côté, ne demandait qu’à l’aider.

Cependant, elle ne se débarrassait pas aisément de certains effets de sa captivité. Elle qui était habituée à danser toute la nuit trouvait difficilement le sommeil. Parfois, le soir, elle entendait encore un violon mélancolique et un chalumeau jouer des airs féeriques qui forçaient ses membres à onduler, bien que ce fût la dernière chose au monde dont elle eût envie.

— Parlez-moi, implorait-elle Flora et la tante Greysteel. Parlez-moi, et je crois que je pourrai le surmonter.

Une des deux ou les deux veillaient alors avec elle et lui causaient de tout ce qui leur venait à l’esprit. Parfois, Arabella trouvait que son besoin de mouvement – de n’importe quelle sorte de mouvement – était trop fort pour être nié, alors elle se mettait à arpenter la chambre avec Flora ; à plusieurs reprises, le Dr Greysteel et Frank sacrifièrent gentiment leur repos pour se promener en sa compagnie par les rues obscures de Padoue.

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232

Il y a très peu de magiciens modernes qui ne se revendiquent pas strangistes ou norrellistes, la seule exception notable étant John Childermass. Chaque fois qu’on lui pose la question, il prétend en effet se situer quelque part entre les deux. Comme cela équivaut à prétendre être Whig et Tory à la fois, personne ne comprend ce qu’il entend par là.