— Où est qui ?
— L’autre.
— L’autre qui ?
— Magicien !
— Magi… – Mr Norrell commença à former le mot, qui mourut sur ses lèvres. – Non, non ! Il n’y a pas d’autre magicien ! Je suis le seul. Je vous assure que je suis le seul. Pourquoi devriez-vous penser que…
— Bien sûr qu’il y a un autre magicien ! rétorqua le gentleman, tant il était ridicule à ses yeux de nier une chose aussi évidente. Il est votre plus cher ami au monde !
— Je n’ai pas d’amis, protesta Mr Norrell.
Il était extrêmement perplexe. De qui le garçon-fée pouvait-il parler ? De Childermass ? Lascelles ? Drawlight ?
— Il a les cheveux roux et un long nez. Et il est très vaniteux… comme tous les Anglais ! précisa le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon.
Cela ne menait à rien. Childermass, Lascelles et Drawlight étaient chacun très vaniteux à leur manière, Childermass et Lascelles avaient tous deux de longs nez, mais aucun d’eux n’avait les cheveux roux. Mr Norrell n’y comprenait rien ; aussi, avec un gros soupir, revint-il à l’affaire en question.
— Vous ne voulez pas m’aider ? demanda-t-il. Vous ne voulez pas ramener la jeune femme du royaume des morts ?
— Ce n’est pas ce que j’ai dit ! s’exclama le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon, d’un ton qui laissait entendre qu’il s’étonnait de ce que Mr Norrell pût penser cela. Ces derniers siècles, je dois l’avouer, je me suis quelque peu lassé de la société de ma famille et de mes serviteurs. Mes sœurs et mes cousins ont maintes vertus pour eux, mais ils ne sont pas sans défauts. Ils sont, vous m’en voyez désolé, un tantinet fanfarons, vaniteux et orgueilleux. Cette jeune femme – il montra Miss Wintertowne – avait sans doute toutes les vertus et tous les talents habituels ? Elle était gracieuse ? Spirituelle ? Vive ? Fantasque ? Elle dansait comme le soleil ? Montait à cheval comme le vent ? Chantait comme un ange ? Brodait comme Pénélope ? Parlait français, italien, allemand, breton, gallois et moult autres langues ?
Mr Norrell répondit qu’il pensait que oui. Il croyait bien que c’était le genre de choses qui occupaient les demoiselles pour l’heure.
— Alors elle me sera une charmante compagne ! conclut le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon, frappant dans ses mains.
Mr Norrell s’humecta les lèvres avec nervosité.
— Que proposez-vous exactement ?
— Accordez-moi la moitié de l’existence de la dame et le marché est conclu.
— La moitié de son existence ? répéta Mr Norrell.
— La moitié, confirma le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon.
— Mais que diraient ses amis s’ils apprenaient que j’ai bradé la moitié de son existence ? geignit Mr Norrell.
— Oh ! Ils n’en sauront jamais rien. Vous pouvez compter sur ma discrétion. Au reste, elle n’a plus d’existence, maintenant. La moitié d’une existence vaut mieux que pas d’existence du tout.
Certes, la moitié d’une existence valait mieux que pas d’existence du tout. Avec une demi-existence, Miss Wintertowne pouvait épouser Sir Walter et le sauver de la ruine. Sir Walter pourrait rester alors aux affaires et apporter son soutien à tous les projets de Mr Norrell pour restaurer la magie anglaise. Toutefois, ce dernier avait lu un grand nombre de livres qui décrivaient les échanges d’autres magiciens anglais avec des représentants de cette race, et il savait combien ceux-ci pouvaient se montrer fourbes. Il croyait voir comment le gentleman avait l’intention de le mystifier.
— Combien de temps dure une vie ? demanda-t-il.
Le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon étendit les mains dans un geste plein de candeur.
— Combien de temps souhaitez-vous ?
Mr Norrell réfléchit.
— Supposons qu’elle ait vécu jusqu’à quatre-vingt-quatorze ans. Quatre-vingt-quatorze eût été un bel âge. Elle en a dix-neuf. Cela lui ferait soixante-quinze de plus. Si vous deviez lui octroyer soixante-quinze ans de plus, je ne vois alors aucune raison pour que vous n’en ayez pas la moitié.
— Soixante-quinze ans alors, approuva le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon, dont la moitié exactement me revient.
Mr Norrell le considéra avec un regain de nervosité.
— Y a-t-il une autre formalité dont nous devrions nous acquitter ? s’enquit-il. Faut-il signer un document ?
— Non, mais je pourrais prendre un objet appartenant à la dame comme signe de mes droits sur elle.
— Prenez une de ses bagues, suggéra Mr Norrell, ou le collier qu’elle porte autour du cou. Je puis expliquer une bague ou un collier manquant, j’en suis certain.
— Non. Ce devrait être quelque chose de… Ah ! Je sais !
Drawlight et Lascelles étaient installés au salon où Mr Norrell et Sir Walter Pole s’étaient rencontrés pour la première fois. Les lieux étaient sombres. Le feu baissait dans l’âtre, les chandelles étaient presque éteintes. Les rideaux n’étaient pas tirés et personne n’avait mis les volets. Le crépitement de la pluie contre les carreaux était sinistre.
— C’est assurément une nuit à réveiller les morts, fit observer Lascelles. La pluie et les branches d’arbres fouettent les vitres et le vent gémit dans la cheminée, tous les effets scéniques de circonstance, en fait ! J’ai souvent des accès de génie dramatique, et je ne sais si la séance de ce soir ne pourrait pas m’inspirer l’idée de réessayer… Une tragi-comédie, l’histoire des tentatives désespérées d’un ministre ruiné pour gagner de l’argent par tous les moyens, qui commencerait par un mariage intéressé et finirait dans la sorcellerie. Je pense qu’elle pourrait être très bien accueillie. Je l’intitulerais Dommage qu’elle soit une dépouille.[31]
Lascelles marqua un silence pour permettre à Drawlight de rire de ce trait d’esprit, mais son ami avait perdu son sens de l’humour après le refus du magicien de lui permettre d’assister à son enchantement. Tout ce qu’il dit fut ceci :
— Où croyez-vous qu’ils soient tous passés ?
— Je l’ignore.
— Eh bien, vu tout ce que vous et moi avons fait pour eux, j’estime que nous méritions mieux que cela ! Voilà à peine une demi-heure, ils étaient si pleins de gratitude envers nous. Nous avoir oubliés si vite, c’est très mal ! Et on ne nous a même pas proposé une part de gâteau depuis notre arrivée. Sans doute est-ce trop tôt pour souper… Quoique, pour ma part, je meure de faim ! – Il demeura silencieux un instant. – Le feu est en train de mourir aussi, remarqua-t-il.
— Ajoutez-y du charbon, alors ! suggéra Lascelles.
— Comment ? Pour risquer de me salir ?
Une à une, les chandelles s’éteignirent. La lueur du feu baissa de plus en plus, jusqu’au moment où les peintures vénitiennes ne formèrent plus que de grands carrés noir foncé, accrochés à des murs d’un noir légèrement moins dense. Un long moment ils restèrent assis en silence.
— Une heure et demie a sonné à la pendule ! s’écria soudain Drawlight. Quelle sensation de solitude cela donne ! Pouah ! Toutes les horribles histoires qu’on lit dans les romans se produisent toujours à l’instant précis où retentit la cloche de l’église ou quand la pendule sonne une ou deux heures dans une maison plongée dans l’obscurité !
31
Clin d’œil à la pièce de l’auteur élisabéthain John Ford,