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— Je ne parviens pas à me rappeler un exemple de quoi que ce soit de terrible qui se soit produit à une heure et demie, objecta Lascelles.

À ce moment-là, ils entendirent des bruits de pas dans l’escalier – qui se muèrent rapidement en bruits de pas dans le couloir. La porte du salon s’ouvrit ; quelqu’un se tenait sur le seuil, un bougeoir à la main.

Drawlight saisit le tisonnier.

C’était simplement Mr Norrell.

— Ne vous alarmez pas, monsieur Drawlight. Il n’y a pas de quoi avoir peur.

Pourtant la physionomie de Mr Norrell, tandis qu’il levait son bougeoir, paraissait indiquer le contraire ; très pâle, il avait des yeux écarquillés où se lisait encore un fond de peur.

— Où est Sir Walter ? demanda-t-il. Où sont passés les autres ? Miss Wintertowne réclame sa maman.

Mr Norrell fut obligé de répéter sa dernière phrase avant que les deux autres gentlemen finissent par comprendre.

Lascelles cligna les yeux deux ou trois fois et ouvrit la bouche sous l’effet de la stupeur, puis, s’étant ressaisi, il la referma ensuite pour arborer une expression hautaine, qu’il garda le restant de la nuit, laissant ainsi entendre qu’il fréquentait souvent des maisons où des demoiselles se levaient d’entre les morts et considérait cet exemple précis comme étant, somme toute, une affaire assommante. Dans l’intervalle, Drawlight avait mille choses à dire et sans doute les dit-il toutes. Malheureusement, personne ne leur consacra l’attention nécessaire pour découvrir leur teneur.

On dépêcha Drawlight et Lascelles à la recherche de Sir Walter. Puis Sir Walter alla quérir Mrs Wintertowne, et Mr Norrell accompagna cette dame, en larmes et tremblante, jusqu’à la chambre de sa fille. Entre-temps, la nouvelle du retour à la vie de Miss Wintertowne filtrait dans d’autres parties de la maison ; en l’apprenant, les domestiques étaient fous de joie et débordants de gratitude envers Mr Norrell, Mr Drawlight et Mr Lascelles. Un majordome et deux valets de chambre s’avancèrent vers Mr Drawlight et Mr Lascelles, et demandèrent la permission d’assurer à ces messieurs que, si jamais ils pouvaient se trouver bien de n’importe quel service qu’eux-mêmes pourraient être en mesure de leur rendre, ils n’avaient qu’à parler.

Mr Lascelles chuchota à Mr Drawlight qu’il ne s’était guère avisé jusque-là qu’en réalisant de bonnes actions il serait amené à se voir aborder avec une telle familiarité par tant de gens du bas peuple. C’était des plus déplaisant : il veillerait à s’abstenir à l’avenir. Par bonheur, les gens du bas peuple étaient de si joyeuse humeur qu’ils ne devinèrent jamais qu’ils l’avaient offensé.

L’on ne tarda pas à apprendre que Miss Wintertowne s’était levée de son lit et, appuyée au bras de Mr Norrell, était passée dans son boudoir, où elle était à présent installée dans un fauteuil au coin du feu. Elle avait même réclamé une tasse de thé.

Drawlight et Lascelles furent conviés à l’étage, dans un ravissant petit salon où ils trouvèrent Miss Wintertowne, sa mère, Sir Walter, Mr Norrell et quelques domestiques.

À leurs airs, on eût pu croire que c’étaient Mrs Wintertowne et Sir Walter qui avaient traversé plusieurs mondes surnaturels pendant la nuit ; ils avaient le visage si gris et si tiré ! Mrs Wintertowne pleurait, et Sir Walter pressait de temps en temps sa main sur son front pâle comme quelqu’un qui aurait vu des horreurs.

Miss Wintertowne, de son côté, paraissait tout à fait calme et maîtresse d’elle-même, telle une demoiselle qui aurait passé une soirée simple et tranquille à la maison. Dans son fauteuil, elle portait la robe élégante dont elle était vêtue la dernière fois que Drawlight et Lascelles l’avaient vue. Elle se leva et sourit à Drawlight.

— Je crois, monsieur, que vous et moi nous connaissons à peine. Pourtant, on m’a appris combien je vous devais. Hélas, je crains de ne pouvoir jamais m’acquitter de cette dette. Ma présence parmi vous est, pour une bonne part, due à votre énergie et à votre insistance. Merci, monsieur. Merci, merci beaucoup.

Et de lui tendre ses deux mains, qu’il étreignit.

— Oh, madame ! s’écria-t-il, tout courbettes et sourires. Ce fut un grand honneur, je vous assure…

À cet instant, il s’interrompit et demeura silencieux un moment.

— Madame ? reprit-il avec un rire gêné, ce qui était assez singulier en soi, Drawlight n’étant pas facilement gêné.

Sans lui lâcher les mains, il promena ses regards à la ronde, cherchant quelqu’un pour le tirer d’embarras. Puis il souleva l’une des mains de Miss Wintertowne et la lui montra. Si elle ne parut pas le moins du monde alarmée par ce qu’elle découvrit, elle eut l’air très surprise ; elle leva la main pour que sa mère pût la voir.

Le petit doigt de sa main gauche avait disparu.

9

Lady Pole

Octobre 1807

Il a été remarqué (par une dame infiniment plus sagace que la présente auteure[32]) combien le monde en général se sent aimablement disposé envers les jeunes gens qui meurent ou se marient. Imaginez alors l’intérêt qui entourait Miss Wintertowne ! Aucune demoiselle n’avait joui de tels avantages auparavant : en effet, elle était morte le mardi, était revenue à la vie aux premières heures du mercredi matin et se mariait le jeudi, ce que certains estimèrent trop de sensations fortes en une seule semaine.

Le désir de la voir était universellement répandu. Le seul renseignement que possédaient la plupart des gens, c’était qu’elle avait perdu un doigt dans son passage d’un monde à l’autre. Ce détail était des plus intriguants ; présentait-elle d’autres changements ? Nul ne le savait.

Le mercredi matin (jour de son heureux retour à la vie), les protagonistes de cette merveilleuse aventure semblaient tous s’être entendus pour tenir la ville dans l’ignorance ; les visiteurs du matin de Brunswick-square apprirent seulement que Miss Wintertowne et sa mère se reposaient ; à Hanover-square, était répétée exactement la même chanson – Mr Norrell était très fatigué –, il lui était tout à fait impossible de recevoir quiconque ; quant à Sir Walter Pole, personne n’était vraiment certain de savoir où le trouver (bien que l’on suspectât fortement qu’il fût dans la maison de Brunswick-square, chez Mrs Wintertowne). S’il n’y avait pas eu Mr Drawlight et Mr Lascelles (ces âmes charitables !), la ville eût été affamée d’informations de toutes sortes, mais ils roulaient assidûment dans Londres, se montrant dans un nombre incalculable de salons, boudoirs, salles à manger et cercles de jeu. Il est impossible de dire à combien de dîners Drawlight fut invité ce jour-là, et il est heureux qu’il n’eût jamais été un gros mangeur, sans quoi il eût pu se gâter durablement l’estomac. Cinquante fois ou davantage il avait dû raconter comment, après le rétablissement de Miss Wintertowne, Mrs Wintertowne et lui avaient mêlé leurs larmes ; comment Sir Walter Pole et lui s’étaient serré la main ; comment Sir Walter l’avait remercié avec une vive reconnaissance et comment il avait supplié Sir Walter de ne plus y penser ; et comment Mrs Wintertowne avait insisté pour que Mr Lascelles et lui fussent tous deux reconduits chez eux dans sa voiture personnelle.

Sir Walter Pole avait quitté la maison de Mrs Wintertowne vers sept heures du matin et avait regagné son logement pour y dormir quelques heures, puis il retourna à Brunswick-square aux alentours de midi, ainsi que toute la ville l’avait prévu. (Comme nos voisins voient clair en nous !) Il était déjà apparu à Mrs Wintertowne que sa fille jouissait désormais d’une certaine célébrité ; que, du jour au lendemain, elle était devenue en quelque sorte un personnage. Les gens laissaient leurs cartes à la porte, quantité de lettres et de messages de félicitations arrivaient toutes les heures à l’intention de Miss Wintertowne, dont beaucoup venaient d’expéditeurs dont cette dernière ignorait même le nom. « Permettez-moi, madame, disait l’une, de vous supplier d’oublier l’oppression de cette vallée ténébreuse dont vous avez eu la révélation. »

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32

Jane Austen, pour ne pas la nommer (N.d.T.).