Malheureusement, il était déjà en retard pour une audience avec le ministre des Affaires étrangères, aussi prit-il la main de Miss Wintertowne (celle qui était entière, la droite) et la lui baisa-t-il galamment ; il lui répéta combien il attendait impatiemment le lendemain, qui ferait de lui le plus heureux des hommes, écouta poliment – son chapeau à la main – un court discours de Mrs Wintertowne sur le sujet et sortit de la maison, résolu à réfléchir plus avant à ce problème – dès qu’il en trouverait le temps, en fait.
Le lendemain matin, le mariage fut célébré à Saint George, non loin de Hanover-square. Presque tous les ministres de Sa Majesté y assistaient, ainsi que deux ou trois ducs de la couronne, une demi-douzaine d’amiraux, un évêque et plusieurs généraux. Néanmoins, je suis au regret de révéler que, si importants que fussent de tels personnages pour la paix et la prospérité d’une nation, le jour où Miss Wintertowne épousa Sir Walter Pole, tout le monde se fichait d’eux comme de l’an quarante. L’homme qui attirait tous les regards, celui dont tout le monde chuchotait le nom à son voisin pour le lui montrer, était le magicien, Mr Norrell.
10
De la difficulté de trouver un emploi pour un magicien
Sir Walter avait l’intention d’introduire peu à peu le sujet de la magie auprès des autres ministres, afin de leur permettre de s’accoutumer progressivement à cette idée avant de leur proposer de mettre Mr Norrell à l’épreuve dans la guerre contre la France. Il redoutait qu’ils ne s’opposassent à lui ; il était sûr que Mr Canning se montrerait sarcastique, Lord Castlereagh peu coopératif, et le comte de Chatham simplement ébahi.
Mais toutes ses craintes étaient infondées. Les ministres, s’avisa-t-il vite, étaient tout aussi sensibles à la nouveauté de la situation que n’importe quel autre Londonien. Quand le cabinet se réunit à Burlington House[33], ses membres se déclarèrent extrêmement désireux d’employer l’unique magicien d’Angleterre. Toutefois, ce qu’on devait faire de lui n’était aucunement clair. Il s’était écoulé deux cents ans depuis la dernière fois que le gouvernement anglais avait recouru aux services d’un magicien, et ils avaient un peu perdu la main.
— Mon principal problème, expliqua Lord Castlereagh, c’est de recruter des hommes pour l’armée, une tâche peu ou prou impossible, je vous l’assure ; les Britanniques sont une race particulièrement pacifique. Mais j’ai le Lincolnshire en vue : je me suis laissé dire que les porcs du Lincolnshire sont particulièrement beaux, et qu’en les mangeant la population prend de l’embonpoint et devient très robuste. Maintenant, ce qui m’arrangerait au mieux, ce serait un sort général jeté sur le Lincolnshire, de sorte que trois ou quatre mille jeunes hommes soient incontinent remplis d’un désir ardent de devenir soldats pour combattre les Français. – Il posa sur Sir Walter un regard songeur. – Votre ami connaîtrait-il un tel sort, Sir Walter ? Qu’en pensez-vous ?
Sir Walter, n’en sachant rien, promit de consulter Mr Norrell.
Plus tard, le même jour, Sir Walter rendit visite à Mr Norrell et lui posa la question. Mr Norrell buvait du petit-lait. Il ne croyait pas que quiconque lui eût jamais proposé un tel morceau de magie et pria Sir Walter de bien vouloir transmettre ses compliments à Lord Castlereagh pour posséder un cerveau des plus originaux. Quant à savoir si la tâche était possible ou non, « la difficulté consiste à limiter l’application du sort au seul Lincolnshire et aux jeunes hommes. Il y a le danger, si nous réussissons, ce dont je me flatte d’être capable, que le Lincolnshire – ainsi que plusieurs des comtés voisins – puisse être entièrement vidé de sa population ».
Sir Walter retourna voir Lord Castlereagh et s’opposa à son projet.
La magie suivante que les ministres proposèrent plut beaucoup moins à Mr Norrell. La résurrection de Lady Pole accaparait les pensées de tous les Londoniens, et les ministres n’étaient nullement à l’abri de la fascination générale. Lord Castlereagh commença par demander aux autres ministres qui était celui que Napoléon Bonaparte avait craint le plus au monde. Qui avait toujours paru prévoir les prochains mouvements du méchant empereur français ? Qui avait infligé une défaite si retentissante aux Français qu’ils n’osaient plus mettre leur nez de Français hors de leurs ports ? Qui avait réuni en une seule personne toutes les qualités qui composaient un Anglais ? Qui d’autre, insista Lord Castlereagh, sinon Lord Nelson ? À l’évidence, il fallait impérativement ramener Lord Nelson d’entre les morts. Lord Castlereagh demandait pardon à Sir Walter – peut-être n’avait-il rien compris – mais pourquoi perdaient-ils du temps à discuter ?
Sur ce, Mr Canning, un individu à poigne et querelleur, rétorqua vivement que, certes, la disparition de Lord Nelson était regrettable, que Lord Nelson avait été le héros national, que Nelson avait accompli tout ce que Lord Castlereagh décrivait. Cependant, au bout du compte – et Mr Canning ne voulait pas manquer de respect à la Navy, cette institution britannique des plus glorieuses –, Nelson n’avait été qu’un marin, alors que feu Mr Pitt[34] avait été tout. Si l’on devait ramener un mort à la vie, alors on n’avait vraiment pas le choix : ce devait être Pitt.
Lord Chatham (qui était également le frère de feu Mr Pitt) soutint naturellement cette proposition tout en s’interrogeant sur les raisons de ce choix : pourquoi ne pas ressusciter et Pitt et Nelson ? Il resterait seulement à payer deux fois le magicien, et personne n’y verrait d’objection, si ?
Puis d’autres ministres suggérèrent d’autres gentlemen décédés comme candidats à la reviviscence, jusqu’au moment où il apparut que la moitié des caveaux d’Angleterre risquaient d’être vidés de leurs occupants. Très vite ils se retrouvèrent face à une très longue liste et, selon leur habitude, entrèrent dans des disputes infinies à son propos.
— Cela ne peut pas aller, déclara Sir Walter. Il faut bien partir de quelque part. Or chacun de nous a été aidé pour accéder à ses actuelles fonctions par l’amitié de Mr Pitt, si ma mémoire est bonne. Nous aurions tort de donner la préférence à un autre gentleman.
Un émissaire fut dépêché pour ramener Mr Norrell de Hanover-square à Burlington House. On introduisit Mr Norrell dans le salon somptueusement peint où les ministres siégeaient. Sir Walter lui annonça qu’ils envisageaient une nouvelle résurrection.
Mr Norrell pâlit et marmonna quelques mots sur le fait que seul son respect particulier pour Sir Walter l’avait poussé à entreprendre un type de magie qu’il n’eût jamais tenté sinon. Il n’avait aucune envie de se lancer dans une deuxième tentative ! Les ministres ignoraient ce qu’ils demandaient.
Néanmoins, après que Mr Norrell eut mieux compris « qui » était celui dont ils proposaient la candidature, il parut extrêmement soulagé, et on l’entendit expliquer quelque chose sur l’état du « corps ».
Alors les ministres songèrent que Mr Pitt était mort depuis près de deux ans et que, si dévoués qu’ils eussent été à Pitt de son vivant, ils n’avaient pas très envie de le voir dans son état actuel. Lord Chatham (frère de Mr Pitt) remarqua tristement que ce pauvre William devait certainement s’être déjà bien altéré.
33
Burlington House, à Piccadilly, était la résidence londonienne du duc de Portland,
34
William Pitt, dit le Premier Pitt (1759-1806). Il est douteux que nous reverrons jamais son pareil, car il devint Premier ministre à l’âge de vingt-quatre ans et gouverna le pays de ce jour jusqu’à sa mort, avec seulement un bref intermède de trois ans.