L’amiral Desmoulins et le capitaine Jumeau étaient venus rejoindre Perroquet sur les falaises près de Saint-Julien de Camaret, et la pluie rejaillissait aussi de leurs bicornes, transformant aussi le drap de leurs redingotes en feutre, et remplissaient leurs bottes d’un demi-pouce d’eau.
— Ma foi, répondit Perroquet, les bâtiments reposent sur l’eau comme s’ils étaient déventés, et pourtant ils ne le sont pas. Il souffle un grand frais ouest qui devrait en toute justice les drosser sur ces rochers, mais est-ce le cas ? Non. Les bâtiments chassent-ils sur leurs ancres ? Non. Réduisent-ils la voilure ? Non. Je ne puis compter le nombre de fois où le vent a tourné depuis que je suis ici, or qu’ont fait les hommes à bord ? Néant.
Le capitaine Jumeau, qui n’aimait pas Perroquet et était jaloux de son influence auprès de l’amiral, eut un rire.
— Il a perdu la tête, mon amiral. Si les Britanniques étaient vraiment aussi oisifs et ignorants qu’il le prétend, leurs bâtiments ne seraient déjà plus que des amas d’espars brisés !
— On dirait plus des images de navires que des vrais, murmura Perroquet d’un air songeur, sans prêter attention au capitaine. Et ce qui est encore plus curieux, mon amiral, c’est ce bâtiment, le troisième rang à l’extrémité la plus au nord de la ligne. Lundi, il était semblable aux autres, mais maintenant ses voiles sont tout en lambeaux, son mât de misaine a disparu, et il présente une brèche par le travers.
— Hourrah ! cria le capitaine Jumeau. Quelque brave équipage français lui aura infligé cette avarie pendant que nous restons ici à discuter.
Perroquet eut un grand sourire.
— Croyez-vous, mon capitaine, que les Britanniques auraient laissé un seul bâtiment français s’approcher de leur centaine de navires, en réduire un en miettes et puis reprendre tranquillement la mer ? Ha ! J’eusse aimé vous y voir, mon capitaine, dans votre coquille de noix. Non, mon amiral, c’est mon avis, le navire britannique est en train de fondre.
— Fondre ! s’exclama l’amiral de surprise.
— La coque est bombée comme le sac à ouvrage d’une vieille femme, expliqua Perroquet. Et le beaupré et la voile à livarde traînent dans l’eau.
— Quelle ineptie ! rétorqua le capitaine Jumeau. Comment un bâtiment peut-il fondre ?
— Je l’ignore, répondit pensivement Perroquet. Cela dépend de quoi il est fait.
— Jumeau, Perroquet, reprit l’amiral Desmoulins. Le meilleur parti serait de quitter le mouillage pour aller examiner ces bâtiments. Si la flotte britannique semble parée à attaquer, nous ferons demi-tour, mais dans l’intervalle nous apprendrons peut-être quelque chose.
L’amiral et le capitaine Jumeau mirent donc à la voile sous la pluie avec quelques braves ; car les marins, même s’ils affrontent les périls avec équanimité, sont superstitieux, et Perroquet n’était pas le seul à Brest à avoir remarqué la singularité des navires britanniques.
Après avoir parcouru quelque distance, nos aventuriers virent que les étranges bateaux étaient entièrement gris et qu’ils étincelaient ; sous ce ciel sombre, sous toute cette pluie battante, ils brillaient. Une fois, les nuages s’écartèrent fugitivement et un rayon de soleil tomba sur la mer. Les navires disparurent. Puis les nuages se refermèrent, et les navires reprirent leur position.
— Bon Dieu ! s’écria l’amiral. Qu’est-ce que tout cela signifie ?
— Peut-être que les bâtiments britanniques ont tous été coulés, hasarda Perroquet, mal à l’aise, et que ceux-là sont leurs fantômes…
Pourtant les étranges navires étincelaient et brillaient, ce qui souleva une discussion sur la nature de leurs matériaux. L’amiral pensait à du fer ou à de l’acier. (« Des bâtiments de métal, vraiment ! Les Français sont, comme je l’ai souvent supposé, une nation très fantasque. »)
Le capitaine Jumeau se demandait s’ils ne pouvaient pas être en papier d’argent.
— En papier d’argent ! s’exclama l’amiral.
— Oh oui ! insista le capitaine Jumeau. Les dames, vous savez, prennent du papier d’argent et le roulent en forme de tuyaux pour confectionner de petites corbeilles qu’elles décorent ensuite de fleurs et garnissent de friandises.
L’amiral et Perroquet furent surpris par ces explications. Toutefois, le capitaine Jumeau était joli garçon et connaissait manifestement mieux qu’eux les façons des dames.
Cependant, si une dame mettait une soirée à confectionner une corbeille, combien de dames fallait-il pour confectionner toute une flotte ? L’amiral se plaignit que tous ces calculs lui donnaient la migraine.
Le soleil perça de nouveau. Cette fois-ci, puisqu’ils étaient plus près des navires, ils remarquèrent que les rayons passaient au travers et leur ôtaient toute couleur jusqu’à ce qu’ils ne fussent plus qu’un léger scintillement de l’onde.
— Du verre, suggéra l’amiral.
Il n’était pas loin du but, pourtant ce fut le brillant Perroquet qui finit par découvrir la vérité.
— Non, mon amiral, c’est la pluie. Ils sont faits de pluie.
Alors qu’un déluge dégringolait des deux, les gouttes d’eau étaient poussées à s’agglutiner pour former des masses solides : colonnes, poutres et voiles, qu’un artiste avait façonnées à l’image de cent navires.
Perroquet, l’amiral et le capitaine Jumeau brûlaient de savoir qui pouvait être à l’origine d’un tel prodige et s’accordèrent sur le fait que ce devait être un maître fondeur de pluie.
— Pas seulement un maître fondeur de pluie ! s’exclama l’amiral. Un maître marionnettiste ! Regardez comme les vaisseaux dansent sur les flots ! Comme leurs voiles se gonflent puis retombent !
— Je n’ai, assurément, jamais vu choses plus jolies, mon amiral, concéda Perroquet, mais je répète ce que j’ai déjà dit. Qui que soit l’artiste, il ne connaît rien à la navigation et aux manœuvres…
Deux heures durant, le bâtiment de bois de l’amiral pénétra dans les bâtiments de pluie et en ressortit. Étant constitués de pluie, ils n’émettaient aucun bruit : pas de craquement des bordages, pas de claquement de toile dans le vent, pas de cri de marin à son second maître. À maintes reprises, des groupes d’hommes de pluie au visage lisse vinrent au garde-corps afin de regarder fixement le bâtiment de bois avec son équipage d’êtres de chair et de sang ; nul ne savait à quoi songeaient les marins de pluie. Pourtant l’amiral, le capitaine et Perroquet se sentaient en parfaite sécurité, car, ainsi que le fit observer ce dernier :
— Même si les marins de pluie voulaient nous tirer dessus, ils ne disposent que de boulets de pluie et nous en serions quittes pour une bonne douche !
Perroquet, l’amiral et le capitaine Jumeau étaient éperdus d’admiration. Ils en oubliaient qu’ils avaient été leurrés, oubliaient qu’ils avaient gâché une semaine, et que pendant cette semaine-là les Britanniques s’étaient infiltrés dans des ports de la côte baltique et de la côte portugaise, et dans toutes sortes d’autres ports où l’empereur Napoléon Bonaparte ne voulait pas de leur présence. Cependant, le sort qui maintenait les navires en place faiblissait (ce qui expliquait sans doute le navire en train de fondre à l’extrémité nord de la flotte). Au bout de deux heures, il cessa de pleuvoir, et au même moment le sortilège fut rompu, ce que Perroquet, l’amiral et le capitaine Jumeau devinèrent à une curieuse altération de leurs sens, comme s’ils avaient goûté un quatuor à cordes, ou qu’ils eussent été brièvement assourdis à la vue du bleu du ciel. L’espace d’un instant, les navires de pluie se transformèrent en navires de brume, puis le vent les désagrégea doucement.
Les Français étaient seuls sur l’Atlantique désert.