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Le ministère de la Marine était si content des talents de Mr Norrell que Lord Mulgrave et Mr Horrocks s’empressèrent de regarder autour d’eux pour voir quelles autres missions ils pourraient confier au magicien. La marine de Sa Majesté avait récemment capturé un vaisseau français de ligne pourvu d’une très belle figure de proue en forme de sirène, avec des yeux bleu vif, des lèvres couleur corail, une somptueuse cascade de boucles d’or artistiquement constellée de représentations en bois d’étoiles de mer et de crabes, et une queue entièrement plaquée d’argent, comme si l’intérieur pouvait être en pain d’épice. On savait qu’avant sa capture le navire avait mouillé à Toulon, Cherbourg, Anvers, Rotterdam et Gênes, et que la sirène avait donc vu beaucoup de défenses ennemies et une bonne part du grand projet de construction navale que l’empereur Napoléon Bonaparte avait mis en chantier à cette époque. Mr Horrocks suggéra à Mr Norrell de lui jeter un sort afin qu’elle pût raconter tout ce qu’elle savait. Mr Norrell s’exécuta. Néanmoins, une fois la sirène transformée en créature parlante, on ne put lui tirer aucune réponse aux questions. Elle se considérait comme l’ennemie implacable des Britanniques et fut on ne peut plus ravie de recevoir la faculté de la parole afin de pouvoir exprimer sa haine d’eux. Ayant passé toute son existence parmi les marins, elle connaissait une foule d’insultes et en agonisait de bon cœur quiconque s’approchait d’elle, d’une voix qui évoquait le grincement des mâts et des membrures par grand frais. Et elle ne se contentait pas de houspiller les Anglais avec des mots. Trois matelots avaient à faire sur le bâtiment ; dès qu’ils se trouvèrent à portée des bras de la sirène, elle les saisit avec ses grandes mains de bois et les jeta par-dessus bord.

Mr Horrocks, qui était descendu à Portsmouth lui parler, se lassa d’elle et lui jura qu’il allait ordonner de la hacher menu pour en faire un feu de joie. Étant française, elle était aussi très brave et répondit qu’elle aimerait bien voir l’homme qui tenterait de la brûler. Et de secouer sa queue et d’agiter les bras d’un air menaçant, et tous les crabes et les étoiles de mer de sa chevelure de se hérisser.

La situation fut résolue après que le jeune et beau capitaine qui avait capturé son navire fut dépêché pour la raisonner. Il parvint à lui expliquer en un français clair et compréhensible la légitimité de la cause britannique et la terrible injustice de la française, et si ce fut l’éloquence de ses propos ou la beauté de sa figure qui la convainquit, je l’ignore, mais elle révéla à Mr Horrocks tout ce qu’il souhaitait savoir.

Mr Norrell atteignait tous les jours de nouveaux sommets d’éminence publique. Un graveur entreprenant du nom de Holland, qui tenait un magasin d’estampes dans Saint Paul’s Churchyard, eut l’inspiration de commander une gravure de lui pour la vendre dans sa boutique. Cette gravure montrait Mr Norrell en compagnie d’une demoiselle, légèrement vêtue d’un sarrau lâche. Une grande quantité de matière sombre et épaisse tournoyait et s’enroulait autour du corps de la demoiselle sans jamais la toucher vraiment et, elle portait – unique ornement de sa personne – un croissant de lune fiché dans les boucles de sa chevelure. Elle tenait Mr Norrell (apparemment effaré par sa conduite) par le bras et l’entraînait énergiquement dans une volée de marches, en lui montrant d’un geste très insistant une dame d’un âge mûr assise au sommet. La dame d’âge mûr était affublée, comme la demoiselle, d’un sarrau et de draperies. Élégante addition : un casque romain sur sa tête. Elle paraissait pleurer sans la moindre retenue, tandis qu’un vieux lion, son seul compagnon, était couché à ses pieds avec un air triste sur sa mine. Cette gravure, intitulée L’Esprit de la magie anglaise appelle Mr Norrell à la rescousse de la Grande-Bretagne, connut un immense succès et Mr Holland en vendit près de sept cents exemplaires en un mois.

Mr Norrell ne sortait pas autant que précédemment ; il restait plutôt chez lui et recevait de respectueuses visites de toutes sortes de grands personnages. Il n’était pas rare que cinq ou six voitures ornées d’une couronne de pair d’Angleterre s’arrêtassent à sa demeure de Hanover-square en l’espace d’une seule matinée. Il était encore le petit homme inquiet et peu loquace qu’il avait toujours été et, sans Mr Drawlight et Mr Lascelles, les occupants de ces voitures eussent certainement trouvé leurs visites lassantes. En de telles occasions, Mr Drawlight et Mr Lascelles soutenaient la conversation. En effet, la dépendance de Mr Norrell vis-à-vis de ces deux messieurs croissait de jour en jour. Childermass avait déclaré une fois que ce serait une curieuse sorte de magicien qui emploierait Drawlight, et pourtant Mr Norrell l’employait désormais continuellement ; Drawlight roulait sans cesse de-ci de-là dans la voiture de Mr Norrell, appelé par les affaires de ce dernier. Quotidiennement il se rendait de bonne heure à Hanover-square pour répéter au vieux magicien ce qui se disait en ville, qui était en pleine ascension, qui en déclin, qui avait des dettes, qui était amoureux, jusqu’à ce que Mr Norrell, confiné dans sa bibliothèque, commençât à en savoir autant sur les affaires de la capitale que n’importe quelle lady londonienne.

Plus surprenant, peut-être, était le dévouement de Mr Lascelles à la cause de la magie anglaise. L’explication, toutefois, en était assez simple Mr Lascelles était de cette fâcheuse race qui méprise un emploi stable, quel qu’il soit. Bien que conscient de son intelligence supérieure, il ne s’était jamais donné la peine d’acquérir des connaissances ou des talents particuliers et, à l’âge de trente-neuf ans, était impropre à toute charge ou occupation. En observant autour de lui, il avait vu des hommes, qui avaient travaillé assidûment toutes les années de leur jeunesse, élevés à des positions de pouvoir et d’influence ; sans nul doute, il les enviait. Dès lors il était fortement gratifiant pour Mr Lascelles de devenir conseiller en chef du plus grand magicien de l’époque et de se voir poser des questions respectueuses par les ministres du Roi. Naturellement, il feignait d’être le même gentleman insouciant et désinvolte qu’avant, mais, au fond, il était extrêmement jaloux de sa récente importance. Une nuit, dans le Bedford, lui et Drawlight avaient conclu un arrangement autour d’une bouteille de porto. Deux amis, étaient-ils convenus, étaient plus que suffisants pour un gentleman sans histoires tel que Mr Norrell, et ils avaient scellé une alliance afin de préserver leurs intérêts mutuels et d’empêcher toute tierce personne de gagner de l’influence sur le magicien.

Le premier, Mr Lascelles encouragea Mr Norrell à songer à la publication. Ce pauvre Mr Norrell était en effet constamment en butte aux idées fausses du public touchant la magie et se lamentait sans arrêt de l’ignorance générale sur le sujet.

— Ils me demandent de leur montrer des esprits féeriques, se plaignait-il, des licornes, des manticores et autres fariboles de ce genre. L’utilité de la magie que je pratique leur échappe complètement. Seuls les plus frivoles sortes de magie excitent leur intérêt !

— Des exploits de magie vous apporteront une célébrité universelle, répondit Mr Lascelles, mais ils n’aideront jamais à une meilleure compréhension de vos opinions. Pour cela, vous devez publier.

— Oui, vous avez raison ! s’écria avec passion Mr Norrell, et j’ai bien l’intention d’écrire un livre, ainsi que vous me le conseillez. Néanmoins, je crains de ne pas avoir le loisir de me lancer dans cette entreprise avant de nombreuses années…