— Oh ! je vous le concède, un livre supposerait énormément de travail, approuva mollement Mr Lascelles, mais je ne songeais pas à un livre. J’avais à l’esprit deux ou trois articles. Tout rédacteur en chef, à Londres ou à Édimbourg, serait ravi de publier n’importe quel petit texte qu’il vous agréerait de lui envoyer. Vous pouvez faire votre choix parmi les périodiques ; si vous suiviez mon conseil, monsieur, vous choisiriezl’ Edinburgh Review[36]. Dans tout le royaume, il n’existe guère de maison prétendant au bon ton qui ne la reçoive. Il n’existe pas de moyen plus rapide de répandre plus largement vos vues.
Mr Lascelles se montra si convaincant sur le sujet, il évoqua de telles visions – les articles de Mr Norrell sur tous les pupitres de bibliothèque et ses opinions en discussion dans tous les salons – que, sans la grande aversion qu’il éprouvait pourl’ Edinburgh Review, Mr Norrell se serait assis séance tenante pour tremper sa plume dans l’encrier. Malheureusement,l’ Edinburgh Review était renommée surtout pour ses prises de parti radicales, sa critique du gouvernement et son opposition à la guerre contre la France, toutes opinions auxquelles Mr Norrell ne pouvait absolument pas adhérer.
— Au reste, conclut Mr Norrell, je n’ai absolument aucune envie d’écrire des recensions des livres des autres. Les publications modernes sur la magie sont des plus pernicieuses, remplies d’informations mensongères et de jugements erronés.
— Alors, monsieur, vous pouvez le dire ! Plus vous serez grossier, plus les rédacteurs seront ravis.
— Ce sont mes jugements que je souhaite faire mieux connaître, pas ceux des autres.
— Ah ! monsieur, objecta Lascelles, c’est précisément en publiant des critiques des travaux des autres et en pointant leurs erreurs que les lecteurs peuvent être amenés à mieux comprendre vos jugements. Quoi de plus facile que de tourner une recension à ses propres fins ! Il suffit de citer le livre une ou deux fois et, quant au reste de l’article, on peut développer le thème de son choix. Je vous assure, tout le monde en use ainsi.
— Hum ! vous avez peut-être raison, dit Mr Norrell pensivement. Mais non. Ce serait donner l’impression que j’apporte mon soutien à ce qui n’aurait jamais dû être publié en premier lieu.
Et sur ce point Mr Norrell se révéla inébranlable.
Lascelles était déçu ; le magazine de son choix,l’ Edinburgh Review, surpassait de loin ses rivaux par la supériorité de ses vues. Ses articles étaient dévorés par tous les sujets du royaume, du plus humble vicaire au Premier ministre. Les autres publications étaient très insipides par comparaison.
Il était enclin à abandonner cette idée et en avait presque tout oublié quand il se trouva recevoir une lettre d’un jeune libraire du nom de Murray[37]. Mr Murray sollicitait de la haute bienveillance de Mr Lascelles et de Mr Drawlight l’honneur de lui permettre de leur présenter ses respects à l’heure et au jour de leur convenance. Il avait, ajoutait-il, une proposition à leur soumettre, une proposition concernant Mr Norrell.
Quelques jours plus tard, Lascelles et Drawlight reçurent le libraire au domicile de Mr Lascelles, dans Bruton-street. Son attitude était énergique et carrée, et il leur exposa sa proposition sans délai.
— À l’instar de tous les autres habitants de ces îles, messieurs, j’ai été surpris et heureux devant le récent et extraordinaire renouveau de la magie anglaise. Et j’ai également été frappé par l’enthousiasme avec lequel le public britannique a salué cette renaissance d’un art qu’on croyait disparu depuis belle lurette. Je suis persuadé qu’un périodique consacré à la magie obtiendrait une vaste diffusion. La littérature, la politique, la religion et les voyages, tout cela est très bien, ces matières seront toujours des sujets populaires pour un périodique, mais la magie – la vraie magie, la magie pratique comme celle de Mr Norrell – a l’avantage d’une absolue nouveauté. Je me demande, messieurs, si vous sauriez me dire si Mr Norrell regarderait ma proposition sous un jour favorable. J’ai ouï dire que Mr Norrell a bien des choses à nous communiquer sur le sujet. J’ai ouï dire également que les opinions de Mr Norrell sont tout à fait surprenantes ! Certes, nous avons tous appris un semblant d’histoire et de théorie de la magie sur nos bancs d’écoliers, mais il y a si longtemps que la magie n’a pas été pratiquée dans ces îles qu’il est probable que ce que l’on nous a enseigné est plein d’erreurs et d’idées fausses.
— Ah ! s’exclama Mr Drawlight. Vous êtes perspicace, monsieur Murray ! Mr Norrell serait heureux de vous entendre parler ainsi ! Plein d’erreurs et d’idées fausses, exactement ! Chaque fois, cher monsieur, que vous aurez le privilège de profiter de la conversation de Mr Norrell, comme je l’ai eu en maintes occasions, vous apprendrez que telle est exactement la situation !
— C’est depuis longtemps le vœu le plus cher de Mr Norrell, celui qu’il a le plus à cœur, renchérit Lascelles. Permettre une compréhension plus précise de la magie moderne à un public plus large. Hélas, monsieur, les vœux intimes sont souvent battus en brèche par les obligations publiques. Le ministère de la Marine et le ministère de la Guerre le tiennent si occupé !
Mr Murray répondit poliment que, bien entendu, toute autre considération devait s’effacer devant la haute considération de la guerre, et que Mr Norrell était à lui seul un trésor national.
— Néanmoins, j’espère que l’on trouvera un moyen ou un autre de s’arranger afin que le gros du fardeau ne retombe pas sur les épaules de Mr Norrell. Nous engagerions un rédacteur en chef pour préparer chaque numéro, recueillir articles et recensions, apporter des changements, tout cela sous la direction de Mr Norrell, naturellement.
— Ah, oui ! acquiesça Mr Lascelles. Très bien. Tout cela sous la direction de Mr Norrell. Nous nous permettons d’insister sur ce point.
L’entretien se termina très cordialement des deux côtés ; Lascelles et Drawlight promirent de parler à Mr Norrell sans tarder.
Drawlight regarda Mr Murray sortir de la pièce.
— Un Ecossais, déclara-t-il, aussitôt la porte refermée.
— Ah, tout à fait ! acquiesça Lascelles. Mais cela m’indiffère. Les Ecossais sont souvent très capables, très avisés en affaires. Voilà une entreprise qui pourrait très bien marcher.
— Il m’a semblé un individu tout à fait respectable, presque un gentleman. Sauf qu’il a la drôle de manie de fixer son œil droit sur vous pendant que l’autre parcourt la pièce. J’ai trouvé cette coquetterie un tantinet déconcertante.
— Il est borgne de l’œil droit.
— Vraiment ?
— Oui, Canning me l’a dit. Un de ses maîtres d’école le lui a crevé d’un coup de canif quand il était petit.
— Mon Dieu ! Vous imaginez, mon cher Lascelles ! Toute une publication consacrée aux opinions d’une seule personne ! Je n’eusse jamais cru cela possible ! Notre magicien sera bien étonné quand nous le lui apprendrons.
Mr Lascelles se mit à rire.
— Il tiendra cela pour la chose la plus naturelle du monde. Sa vanité n’a pas de bornes.
Ainsi que Lascelles l’avait prédit, Mr Norrell ne trouva rien d’extraordinaire dans la proposition de Murray. Il commença aussitôt à opposer des difficultés.
— Ce projet est excellent, malheureusement tout à fait irréalisable. Je n’ai pas le temps de diriger une revue et je ne me vois guère confier une tâche si importante à un autre.
— J’étais de cet avis, déclara Mr Lascelles, jusqu’à ce que je pense à Portishead.
37
John Murray (1778-1843) a réellement existé ; installé dans Fleet-street, près de Saint Paul, il fut, entre autres, l’éditeur de Lord Byron, d’Horace Walpole, de Jane Austen et, plus tard, de Darwin