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— Portishead ? Qui est Portishead ? s’enquit Mr Norrell.

— Eh bien, c’était un magicien théoricien, mais…

— Un magicien théoricien ? l’interrompit Mr Norrell, sur ses gardes. Vous savez ce que j’en pense !

— Oh ! Vous n’avez pas entendu la suite, reprit Lascelles. Son admiration pour vous est si grande qu’après avoir appris que vous n’approuviez pas les magiciens théoriciens il a renoncé immédiatement à ses études.

— Vraiment ? dit Mr Norrell, quelque peu apaisé par cette nouvelle.

— Il a publié un ou deux livres. Je ne sais plus exactement quoi… Une histoire de la magie du XVIe siècle pour les enfants ou quelque chose dans ce genre[38]. J’estime vraiment que vous pouvez confier en toute sécurité le périodique à Lord Portishead, monsieur. Il n’y a pas de danger qu’il publie quoi que ce soit que vous désapprouviez ; il a la réputation d’être un des hommes les plus honorables du royaume. Son seul souhait sera de vous agréer, j’en suis certain[39].

Un peu à contrecœur Mr Norrell accepta de rencontrer Lord Portishead, et Mr Drawlight écrivit un billet pour mander ce dernier à Hanover-square.

Lord Portishead avait environ trente-huit ans. Il était très grand et maigre, avec des mains et des pieds longs et fins. Il portait habituellement une veste plus ou moins blanche et une culotte de couleur claire. C’était une âme noble qu’un rien mettait mal à l’aise : sa haute taille le mettait mal à l’aise ; sa qualité de magicien théoricien le mettait mal à l’aise (étant un homme intelligent, il savait que Mr Norrell le désapprouvait) ; côtoyer des hommes du monde aussi accomplis que Drawlight et Lascelles le mettait mal à l’aise et rencontrer Mr Norrell – son grand héros – le mettait suprêmement mal à l’aise. À un moment, il fut pris d’une telle agitation qu’il se mit à se balancer d’avant en arrière, ce qui, de concert avec sa taille et son habit blanchâtre, lui donna l’apparence d’un bouleau argenté par grand vent.

En dépit de sa nervosité, il parvint à transmettre le sentiment du grand honneur qui lui était fait en étant appelé à connaître Mr Norrell. Ce dernier fut si content de l’extrême déférence témoignée par Lord Portishead qu’il lui donna gracieusement l’autorisation de reprendre ses études de magie.

Naturellement, Lord Portishead fut ravi ; mais quand il s’entendit signifier que Mr Norrell souhaitait qu’il se tînt assis de longues périodes de temps dans un coin du salon particulier de Mr Norrell, à s’imprégner des opinions de celui-ci sur la magie moderne, puis qu’il publiât, sous la direction de Mr Norrell, le nouveau périodique de Mr Norrell, il sembla ne pouvoir concevoir bonheur plus grand.

Le nouveau périodique eut pour nom Les Amis de la magie anglaise, titre emprunté à la lettre adressée au Times par Mr Segundus au printemps précédent. Curieusement, aucun des articles parus dans Les Amis de la magie anglaise n’était de Mr Norrell, qui se révéla incapable de terminer un texte ; il n’était jamais satisfait de ce qu’il avait écrit. Il n’était jamais sûr de ne pas en avoir trop dit ou assez dit[40].

Pour un étudiant de magie sérieux, les premiers numéros ne sont pas d’un grand intérêt, et leur seul agrément réside dans plusieurs articles au fil desquels Portishead, au nom de Mr Norrell, attaque les gentlemen magiciens, les ladies magiciennes, les magiciens des rues, les magiciens itinérants, les enfants prodiges magiciens, la Société savante des magiciens d’York, la Société savante des magiciens de Manchester, les sociétés savantes de magiciens en général et tous autres magiciens qu’il soit.

13

Le magicien de Threadneedle-street

Décembre 1807

Le plus célèbre magicien des rues de Londres était indubitablement Vinculus. Sa baraque de thaumaturgie se dressait devant l’église Saint-Christopher-le-Stocks dans Threadneedle-street, face à la Banque d’Angleterre ; il eût été difficile de dire quelle était la plus célèbre, de la banque ou de la baraque.

La raison de la célébrité – ou de la triste notoriété – de Vinculus était un brin mystérieuse. Il n’était pas meilleur magicien que n’importe quel autre charlatan aux cheveux plats, avec son rideau sale et jauni. Ses sortilèges ne marchaient pas, ses prophéties ne se réalisaient pas et ses transes s’étaient révélées fausses, sans le moindre doute.

Depuis de nombreuses années, il s’était adonné à communiquer sur un mode profond et sérieux avec l’esprit du fleuve Tamise. Il tombait en transe, posait des questions à l’esprit, et la voix de l’esprit sortait de sa bouche avec des accents graves, mouillés et sifflants. Par un jour de l’hiver 1805, une femme le paya un shilling pour demander à l’esprit de lui révéler où elle pouvait trouver son époux fugueur. L’esprit lui fournit quantité de renseignements tout à fait surprenants, une foule s’assembla vite autour de la baraque pour l’écouter. Certains des spectateurs croyaient au don de Vinculus et furent, comme de juste, impressionnés par la vaticination de l’esprit ; d’autres, en revanche, commencèrent à se gausser du magicien et de sa cliente. Un de ces ricaneurs (un lascar des plus astucieux) réussit même à mettre le feu aux brodequins de Vinculus pendant que celui-ci parlait. Vinculus sortit aussitôt de sa transe : il sauta en tous sens en hurlant, tout en tentant d’arracher ses galoches et d’éteindre le feu avec ses piétinements. Il se jetait de tous côtés, et la foule se divertissait énormément du spectacle, quand un objet jaillit de sa bouche. Deux hommes le ramassèrent et l’examinèrent : c’était un petit engin métallique, guère plus long d’un pouce et demi. Il ressemblait à un harmonica et, lorsqu’un des hommes le mit dans sa bouche, lui aussi fut capable de produire la voix de l’esprit du fleuve Tamise.

Malgré de telles humiliations publiques, Vinculus gardait une certaine autorité, une dignité innée, qui signifiait que lui, entre tous les magiciens des rues de Londres, était traité avec une forme de respect. Les amis et les admirateurs de Mr Norrell ne cessaient d’inciter celui-ci à rendre visite à Vinculus et s’étonnaient qu’il n’y montrât aucune disposition.

Un jour de la fin décembre, alors que des nuages menaçants dessinaient des paysages alpins dans le ciel londonien, que le vent causait de tels ravages dans les deux que la City était un instant plongée dans les ténèbres et celui d’après illuminée de soleil, et que la pluie battait contre le carreau, Mr Norrell était installé confortablement dans sa bibliothèque devant une joyeuse flambée. La table à thé, garnie d’une quantité de douceurs, était dressée devant lui, et il tenait dans la main Le Langage des oiseaux de Thomas Lanchester. Il en tournait les pages en quête d’un passage aimé quand il eut une peur bleue en entendant soudain une voix clamer très fort et d’un ton méprisant :

— Magicien ! Vous croyez avoir ébahi le monde par vos exploits !

Mr Norrell leva les yeux et, à son grand étonnement, s’aperçut qu’il y avait quelqu’un d’autre dans la pièce, un individu qu’il n’avait jamais vu, un homme maigre au profil d’aigle, pauvrement mis, en haillons. Son visage avait la teinte d’un lait rance de trois jours, ses cheveux celle d’un ciel charbonneux londonien, ses habits celle des eaux sales de la Tamise près des docks de Wapping[41]. Rien en lui – ni sa physionomie, ni ses cheveux, ni ses habits – n’était bien propre ; néanmoins, à tous autres égards, il correspondait à l’idée répandue de ce à quoi un magicien devait ressembler (ce qui n’était assurément pas le cas de Mr Norrell). Il se tenait très droit, et l’expression farouche de ses yeux gris était naturellement impérieuse.

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38

Dans sa présentation, Mr Lascelles s’est arrangé pour fondre tous les ouvrages de Lord Portishead en un seul. Lorsque Lord Portishead renonça à l’étude de la magie au début de 1808, il avait publié trois livres : La Vie de Jacques Belasis, Longman, Londres, 1801 ; La Vie de Nicholas Goubert, Longman, Londres, 1805 ; Histoire du roi Corbeau à l’usage des enfants, gravures de Thomas Bewick, Longman, Londres, 1807. Les deux premiers étaient des discussions érudites de deux magiciens du XVIe siècle. Mr Norrell ne les tenait pas en haute estime, mais il avait une aversion particulière pour l’ Histoire du roi Corbeau à l’usage des enfants. Jonathan Strange, au contraire, y voyait un excellent petit livre.

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39

« Il était curieux qu’un homme aussi riche – car Lord Portishead comptait de grands morceaux d’Angleterre parmi ses biens – ait dû être si effacé, tel fut pourtant le cas. Il était en outre un mari dévoué et le père de dix enfants. Mr Strange m’a confié que voir Lord Portishead jouer avec ses enfants était extrêmement plaisant. Et, en effet, il était lui-même pareil à un enfant. Malgré toute son érudition, il ne savait pas plus reconnaître le mal qu’il ne pouvait comprendre spontanément le chinois. C’était le lord le plus aimable de toute l’aristocratie britannique. » (La Vie de Jonathan Strange de John Segundus, John Murray éd., Londres, 1820.)

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40

Les Amis de la magie anglaise parut pour la première fois en février 1808 et connut un succès immédiat. Dès 1812, Norrell et Lascelles se vantaient d’un tirage dépassant les 13 000 exemplaires, bien que la fiabilité de ces chiffres demeure incertaine.

De 1808 à 1810, le rédacteur en chef fut officiellement Lord Portishead, mais il n’y a guère de doute que Messrs Norrell et Lascelles aient beaucoup pesé sur sa ligne éditoriale. Un certain différend opposait Norrell et Lascelles sur la finalité générale du périodique. Mr Norrell souhaitait d’abord que Les Amis de la magie anglaise inculquassent au public britannique la grande importance de la magie moderne anglaise, deuxièmement que la revue corrigeât les vues erronées de l’histoire de la magie et, troisièmement, qu’elle désavouât ces magiciens et ces cercles de magiciens qu’il haïssait. Il ne désirait pas expliquer les procédures de la magie anglaise à l’intérieur de ses pages ; en d’autres mots, il n’avait pas du tout l’intention d’en faire un organe pédagogique. Lord Portishead, dont l’admiration pour Mr Norrell n’avait pas de bornes, considérait comme son premier devoir de rédacteur en chef de suivre les nombreuses consignes de Mr Norrell. Résultat, les premiers numéros des Amis de la magie anglaise sont plutôt ennuyeux et souvent mystérieux : remplis d’omissions, de contradictions et de faux-fuyants. Lascelles, lui, voyait très bien comment le périodique pouvait servir de soutien au renouveau de la magie anglaise, et il était désireux d’en alléger le ton. Il devint de plus en plus ulcéré devant la prudente approche de Portishead. Il intrigua, et dès 1810 lui et Lord Portishead étaient corédacteurs en chef.

John Murray fut l’éditeur des Amis de la magie anglaise jusqu’au début 1815, moment où lui et Norrell se querellèrent. Privés du soutien de Norrell, Murray fut contraint de vendre le périodique à un autre éditeur, Thomas Norton Longman. En 1816, Murray et Strange projetèrent de créer un périodique rival des Amis de la magie anglaise, Le Famulus, mais seul le premier numéro parut.

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41

« Wapping est connu de triste mémoire pour ses anciennes potences de justice et son bassin d’exécution où les condamnés étaient enchaînés pour être recouverts par trois marées successives », Londres, Guide Michelin (N.d.T.).