— « Deux magiciens doivent apparaître en Angleterre… »
Une exclamation franchit les lèvres de Mr Norrell, fusant comme un cri pour s’achever en un léger soupir de tristesse.
— « Le premier me craindra ; le deuxième brûlera de m’apercevoir ;
« Le premier sera gouverné par des larrons et des assassins ; le second conspirera à sa propre destruction ;
« Le premier aura beau enfouir son cœur dans un bois sombre sous la neige, il le sentira encore palpiter ;
« Le deuxième verra son bien le plus cher aux mains de son ennemi… »
— Ah ! Maintenant je comprends ! Vous êtes venu jusqu’ici sans autre but que me blesser ! Faux magicien, vous êtes jaloux de mon succès ! Vous ne pouvez pas détruire ma magie, alors vous êtes déterminé à noircir ma réputation et à troubler ma paix…
— « Le premier passera sa vie seul ; il sera son propre geôlier ;
« Le deuxième parcourra des routes solitaires, la tempête au-dessus de sa tête, à la recherche d’une tour noire sur un flanc de colline… »
À cet instant, la porte de la bibliothèque s’ouvrit et deux hommes se précipitèrent à l’intérieur.
— Lucas ! Davey ! cria Mr Norrell avec des accents hystériques. Où étiez-vous donc ?
Lucas se mit à expliquer quelque chose sur le cordon de sonnette.
— Comment ? Saisissez-vous de lui ! Vite !
Davey, le cocher de Mr Norrell, était bâti sur le même généreux gabarit que ses semblables et possédait la force qui vient de l’opposition quotidienne de sa volonté à celle de quatre chevaux d’attelage de race dans la fleur de l’âge. Il empoigna Vinculus à bras-le-corps et à la gorge. Vinculus se débattit avec énergie. Entre-temps, il n’oubliait pas de continuer à haranguer Mr Norrell :
— « Je siège sur un trône noir dans les ténèbres, mais ils ne me verront pas.
« La pluie m’ouvrira une porte et je la franchirai ;
« Les pierres m’offriront un trône et j’y siégerai…
Davey et Vinculus heurtèrent un guéridon, déséquilibrant la pile de livres posée dessus.
— Ah ! Faites attention ! s’écria Mr Norrell. Pour l’amour de Dieu, faites attention ! Mais il va renverser mon encrier ! Il va abîmer mes livres !
Lucas se joignit à Davey pour tenter de bloquer les grands moulinets de bras de Vinculus, tandis que Mr Norrell trottait à travers la bibliothèque bien plus allègrement qu’on ne le voyait bouger depuis des années, ramassant ses volumes pour les mettre à l’abri du danger.
— « L’esclave sans nom portera une couronne d’argent », haleta Vinculus.
En se resserrant autour de sa gorge, le bras de Davey rendit sa harangue décidément moins impressionnante qu’avant. Dans un dernier effort, Vinculus dégagea la partie supérieure de son corps de l’étreinte de Davey et cria :
— « L’esclave sans nom sera un roi dans un pays étranger… »
Puis Lucas et Davey partie le tirèrent, partie le portèrent hors de la pièce.
Mr Norrell alla se rasseoir dans son fauteuil au coin du feu. Il reprit son livre, mais s’avisa qu’il était trop fébrile pour retourner à sa lecture. Il s’agitait en tous sens, se rongeait les ongles, déambulait dans la pièce, revenait sans arrêt aux ouvrages déplacés dans la bagarre et les examinait à la recherche du moindre dégât (il n’y en avait aucun) ; surtout, il allait se poster devant les fenêtres et scrutait la rue avec inquiétude pour voir si la maison n’était pas surveillée. À trois heures, la pièce commença de s’obscurcir. Lucas revint allumer les chandelles et ranimer le feu, Childermass sur ses talons.
— Ah ! s’écria Mr Norrell. Enfin ! N’avez-vous pas entendu ce qui s’est passé ? Je suis trahi de toutes parts. D’autres magiciens m’espionnent et complotent ma ruine ! Mes domestiques paresseux oublient leurs devoirs ! Il leur est indifférent qu’on me coupe la gorge ! Quant à vous, espèce de scélérat, vous êtes le pire de tous ! Cet homme est apparu soudainement dans la pièce, comme par magie ! Et quand j’ai sonné et appelé à l’aide, personne n’est venu ! Vous deviez abandonner toute autre occupation. Votre seule tâche maintenant est de découvrir quels sortilèges a utilisés cet homme pour pénétrer dans ma maison ! Où a-t-il appris sa magie ? Que sait-il ?
Childermass jeta un regard ironique à son maître.
— Eh bien, si c’est là ma seule tâche, elle est remplie d’avance. Il n’y a rien de magique. Une des filles de cuisine a laissé la fenêtre de la dépense ouverte, notre sorcier est entré par là et a rôdé à pas de loup dans la maison jusqu’à ce qu’il vous trouve. Voilà tout ! Personne n’est venu car il a coupé le cordon de la sonnette, ainsi Lucas et les autres n’ont pas entendu vos appels. Ils ne se sont doutés de rien avant qu’il se mette à divaguer, alors ils sont arrivés aussitôt. N’est-il pas vrai, Lucas ?
À genoux devant l’âtre avec le tisonnier à la main, Lucas reconnut que les événements s’étaient déroulés exactement ainsi.
— J’ai donc tenté de vous avertir, monsieur. Seulement vous n’avez pas voulu m’écouter.
Mais Mr Norrell s’était tellement monté la tête sur les prétendus pouvoirs magiques de Vinculus que ces explications eurent d’abord peu d’effet d’apaisement sur lui.
— Ah ! fit-il. Je suis tout de même certain qu’il veut me nuire. Il m’a déjà beaucoup nui.
— Oui, acquiesça Childermass, ô combien ! En effet, pendant son passage dans la dépense, il a mangé trois pâtés en croûte.
— Et deux fromages frais, ajouta Lucas.
Mr Norrell fut forcé de s’avouer que ces indélicatesses ne ressemblaient guère aux agissements d’un grand magicien ; il ne pouvait toutefois se sentir entièrement rasséréné avant d’avoir exhalé sa colère sur son prochain. Childermass et Lucas se trouvant opportunément sous la main, il s’en prit à eux et leur infligea un long sermon, plein d’invectives contre Vinculus, le plus grand chenapan que la terre eût jamais porté, et se terminant par plusieurs lourds sous-entendus sur les mauvaises extrémités auxquelles en venaient des domestiques impudents et négligents.
Childermass et Lucas, qui se trouvaient dans l’obligation d’écouter ce genre de discours presque chaque semaine depuis qu’ils étaient entrés au service de Mr Norrell, ne s’en formalisèrent pas outre mesure ; ils attendirent simplement que leur maître eût déchargé sa bile, après quoi Childermass observa :
— Mis à part les pâtés et les fromages, il s’est attiré de graves ennuis et a risqué la pendaison en vous rendant visite de cette manière. Que voulait-il ?
— Oh ! Me donner à connaître une prophétie du roi Corbeau. Une idée guère originale. Ses paroles étaient aussi impénétrables que le sont en général de telles divagations. Il y avait quelque chose sur un champ de bataille, puis autre chose sur un trône, et encore sur une couronne d’argent. La substance de son propos était de vanter un autre magicien… En quoi je présume qu’il parlait de lui.
Maintenant que Mr Norrell ne craignait plus que Vinculus fût un terrible rival, il commença à regretter de s’être laissé aller à discuter avec lui. Il eût été bien plus préférable, songeait-il, de garder un silence hautain et magistral. Il se consola en se faisant la réflexion que Vinculus avait eu l’air beaucoup moins imposant quand Lucas et Davey l’avaient traîné hors de la bibliothèque. Peu à peu, cette pensée, ainsi que la conscience de son instruction et de ses talents infiniment supérieurs, commencèrent à le réconforter. Hélas ! ce type de réconfort est de courte durée. Car, après avoir repris Le Langage des oiseaux, il tomba sur le passage suivant :