« … La magie n’est rien d’autre que la pensée sauvage de l’oiseau au moment où celui-ci se jette dans le vide. Il n’existe aucune créature sur terre qui soit aussi douée pour la magie. Même le plus petit d’entre eux peut s’envoler de ce monde pour atteindre par hasard les Autres Pays. D’où vient le vent qui vous souffle à la figure, qui ouvre les pages de votre livre ? Là où la magie étourdie des petites créatures sauvages répond à la magie de l’Homme, là où le langage du vent, de la pluie et des arbres est intelligible, là nous trouverons le roi Corbeau…[43] »
Quand Mr Norrell revit Lord Portishead (pas plus tard que le surlendemain), il s’avança aussitôt vers Sa Seigneurie et l’aborda avec les mots suivants :
— J’espère, monsieur, que vous aurez quelques remarques très pertinentes à faire sur Thomas Lanchester dans notre revue. Depuis des années, j’admire Le Langage des oiseaux comme étant une valeureuse tentative pour placer le lecteur devant une compréhension claire et exhaustive de la magie des magiciens auréats. Cependant, après un examen plus approfondi je trouve que ses écrits sont entachés de leurs pires caractéristiques… Il est mystique, monsieur ! Il est mystique !
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La ferme Crève-cœur
Quelque trente ans avant que Mr Norrell n’arrivât à Londres avec le projet d’étonner le monde en restaurant la magie anglaise, un gentleman, un certain Laurence Strange, entra en possession de son héritage. Celui-ci comprenait un castel quasiment en ruine, des landes dénudées et une montagne de dettes et d’hypothèques. C’étaient de véritables plaies, mais, songea Laurence Strange, il n’y avait là rien que l’acquisition d’une grosse somme d’argent ne pouvait panser ; et, à l’instar de bien d’autres gentlemen avant et après lui, il se mit en devoir de se rendre particulièrement aimable auprès des héritières que le hasard jetait sur son chemin. Étant un bel homme aux manières raffinées et sachant bien parler, en un rien de temps il avait séduit une Miss Erquistoune, une demoiselle écossaise dotée de neuf cents livres annuelles.
Grâce à la fortune de Miss Erquistoune, Laurence Strange remit sa maison en état, travailla ses terres et remboursa ses dettes. Il ne tarda pas à gagner de l’argent au lieu d’en devoir. Il agrandit donc son domaine et prêta même au taux de quinze pour cent. Dans ces activités et d’autres similaires, il trouva de quoi occuper toutes ses heures de veille. Il ne se donnait plus le mal de se montrer prévenant envers son épouse. Il lui fit comprendre que sa société et sa conversation l’ennuyaient ; et elle, pauvre créature, fit son purgatoire sur terre. Les terres de Laurence Strange se trouvaient au Shropshire[44], dans un coin reculé du comté proche de la frontière galloise. Mrs Strange ne connaissait personne là-bas. Elle était habituée à une vie citadine, aux bals d’Édimbourg, et aux boutiques d’Édimbourg, et aux brillantes conversations de ses amis d’Édimbourg ; la vue des hautes et sombres collines, éternellement ensevelies sous la pluie galloise, était déprimante. Elle supporta cette existence d’isolement pendant cinq ans, avant de mourir d’un refroidissement qu’elle avait attrapé lors d’un orage, en se promenant seule sur ces collines.
Mr et Mrs Strange eurent un enfant unique qui, à l’époque de la disparition de sa mère, avait dans les quatre ans. Mrs Strange était à peine enterrée depuis quelques jours quand cet enfant devint l’objet d’une violente querelle entre Laurence Strange et la famille de sa défunte épouse. Les Erquistoune soutenaient que, aux termes du contrat de mariage, une grosse partie de la fortune de Mrs Strange devait être mise de côté afin que son fils en héritât à sa majorité. Laurence Strange – à la surprise de personne – clama qu’il lui revenait jusqu’au dernier penny de faire ce qui lui plaisait de l’argent de sa femme. Les deux parties consultèrent des hommes de loi ; deux procès séparés s’ouvrirent, l’un au Collège des docteurs en droit civil de Londres, l’autre devant les tribunaux écossais. Les deux procès, l’affaire Strange contre Erquistoune et l’affaire Erquistoune contre Strange, durèrent des années. Au fil du temps, la seule vue de son fils devint insupportable à Laurence Strange. Le garçon lui apparaissait comme un champ marécageux ou un taillis plein d’arbres malades ; doté de valeur sur le papier, mais sans bon rendement annuel. Si la loi anglaise avait autorisé Laurence Strange à vendre son fils pour en acheter un plus intéressant, il ne s’en serait probablement pas privé[45].
Entre-temps, les Erquistoune avaient compris que Laurence Strange était en position de rendre son fils tout aussi malheureux que sa mère l’avait été ; aussi le frère de Mrs Strange écrivit-il de manière pressante à Laurence Strange pour lui proposer que le garçonnet passât une partie de l’année dans sa demeure d’Édimbourg. À la grande surprise de Mr Erquistoune, Mr Strange n’y vit aucune objection[46].
Voilà comment Jonathan Strange passa la moitié de son enfance dans la maison « édimbourgeoise » de Mr Erquistoune, à Charlotte-square, où l’on peut présumer qu’il apprit à ne pas tenir son père en très haute estime. Là, il reçut sa première instruction en compagnie de ses trois cousines, Margaret, Maria et Georgiana Erquistoune. Certes, Édimbourg est une des villes les plus civilisées au monde, et ses habitants sont tout aussi intelligents et amateurs de divertissements que ceux de Londres. Chaque fois que Jonathan était chez eux, Mr et Mrs Erquistoune se démenaient pour le rendre heureux, espérant ainsi compenser l’abandon et la froideur qui l’attendaient dans la maison paternelle. Il ne fallait donc pas s’étonner s’il était devenu un brin enfant gâté, un brin complaisant envers soi et un brin enclin à l’orgueil.
Laurence Strange vieillissait et devenait plus riche, mais pas meilleur.
Quelques jours avant l’entretien de Mr Norrell avec Vinculus, un nouveau valet vint travailler au castel de Laurence Strange. Les autres domestiques étaient prêts à l’aider et à le conseiller : ils avertirent le nouveau que Laurence Strange était fier et méchant, qu’il était détesté à l’unanimité, qu’il aimait l’argent plus que tout, et que lui et son fils se parlaient à peine depuis des années. Ils ajoutèrent qu’il avait un caractère diabolique et qu’en aucun cas le nouveau valet ne devait tenter quoi que ce fût pour l’offenser, sinon sa situation se détériorerait.
Le nouveau valet les remercia de leurs recommandations et promit de ne pas les oublier. Cependant, les autres domestiques ignoraient que le nouveau valet avait un caractère capable de rivaliser avec celui de Mr Strange ; il était parfois sarcastique, souvent grossier, il avait une très bonne opinion de ses compétences et, proportionnellement, une tout aussi mauvaise de celles d’autrui. Le nouveau valet ne parla pas de ses défauts aux autres domestiques pour la simple raison qu’il n’en avait pas conscience. Quand il se prenait de querelle avec ses amis et ses voisins, il s’interrogeait toujours sur les raisons et toujours se figurait que la faute devait leur en revenir. Mais au cas où vous vous imagineriez que ce chapitre ne traiterait que d’individus déplaisants, il faut ajouter sans plus tarder que, si la méchanceté définissait de bout en bout le caractère de Laurence Strange, le nouveau valet était un mélange d’ombre et de lumière plus normal. Il possédait beaucoup de bon sens et dépensait autant d’énergie à défendre les autres contre des préjudices réels qu’à se venger d’insultes personnelles imaginaires.
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Bien au contraire, Laurence Strange se félicitait de ne pas avoir à payer la nourriture et les vêtements du garçon pendant des mois d’affilée. Ainsi, l’âpreté au gain peut rendre mesquin et ridicule un homme intelligent.