Alors qu’une triste aube grise pointait à flanc de colline, il tomba sur une chaumière délabrée qui semblait avoir moins le cœur crevé que le toit ! Le pan de cheminée penchait en un grand arc vers l’extérieur, et la cheminée elle-même branlait au-dessus. Un éboulement de tuiles en pierre avait laissé des trous par où les poutres apparaissaient, telles des côtes. Des sureaux et des épineux emplissaient l’intérieur et, dans la vigueur de leur croissance, avaient brisé toutes les fenêtres et dégondé les portes.
Le nouveau valet resta immobile quelque temps sous la pluie, à contempler ce sinistre décor. Après avoir levé les yeux, il vit quelqu’un dévaler la colline dans sa direction, un personnage de conte de fées, avec un drôle de grand chapeau sur le chef et un bâton à la main. En approchant, ledit personnage se révéla être un gros fermier, un bonhomme d’allure raisonnable, dont l’aspect fantastique tenait entièrement au bout de toile qu’il avait plié sur sa tête pour se protéger de la pluie.
Il salua le nouveau valet en ces termes :
— Mon gars ! Que t’es-tu fait ? Tu es tout couvert de sang et tes beaux habits sont en haillons !
Le nouveau valet baissa les yeux pour s’examiner et s’avisa que c’était vrai. Il expliqua que le sentier était obstrué par les ronces et les mauvaises herbes.
Le fermier le considéra avec étonnement.
— Mais il existe un bon chemin, s’exclama-t-il, à moins d’un quart de mille à l’ouest, que tu aurais pu suivre avec moitié moins de temps ! Qui diable t’a dit de prendre cet ancien sentier ?
Sans répondre, le nouveau valet pria le fermier de lui indiquer où l’on pouvait trouver Mr Wyvern de la ferme Crève-cœur.
— C’est bien la chaumière de Wyvern, mais il y a cinq ans qu’il est mort. La ferme Crève-cœur, tu l’appelles ? Qui t’a donné ce nom ? L’on t’a joué un tour. Anciens sentiers, ferme Crève-cœur, pour sûr ! Enfin, sans doute ce nom est-il aussi bon qu’un autre. Oui, ce domaine a été un crève-cœur pour Wyvern. Il a eu la malchance de posséder des terres dont un gentilhomme de la vallée s’était toqué et, quand Wyvern a refusé de vendre, le gentilhomme lui a envoyé des chenapans en pleine nuit pour arracher tous les haricots, les choux et les carottes que Wyvern avait plantés. Et, comme cela n’a pas marché, il lui a intenté des procès. Ce pauvre Wyvern ne connaissait pas le droit et n’y entendait goutte.
Le nouveau valet médita un instant ces paroles.
— J’imagine, énonça-t-il à la fin, que je peux vous dire le nom de ce gentilhomme…
— Oh ! fit le fermier. Ça n’en vaut pas la peine. – Il détailla le nouveau valet un peu plus attentivement. – Mon gars, reprit-il, tu es blanc comme du riz au lait et tu frissonnes, prêt à tomber en morceaux !
— J’ai froid, avoua le nouveau valet.
Alors le fermier (qui s’appelait Bullbridge) insista pour que le malheureux revînt avec lui, afin de se chauffer devant son feu, de se restaurer, et peut-être de prendre un peu de repos. Le nouveau valet le remercia, mais répéta qu’il avait froid, voilà tout.
Par conséquent, Bullbridge raccompagna le nouveau valet à son cheval (par un chemin qui évitait les ronces) et lui montra la bonne voie pour aller à la route. Le nouveau valet regagna donc la maison de Mr Strange.
Un soleil blanc, morne, se leva dans un ciel tout aussi blanc et morne, telle une peinture allégorique du désespoir. Pendant qu’il chevauchait, le nouveau valet eut le sentiment que le soleil était le pauvre Wyvern, et le ciel l’enfer, et que Wyvern y avait été envoyé par Mr Strange pour en connaître éternellement les tourments.
À son retour, les autres domestiques s’assemblèrent autour de lui.
— Ah, mon bonhomme ! s’écria le majordome avec sollicitude. Quel spectacle tu offres ! Était-ce le xérès, Jeremy ? As-tu provoqué son courroux avec le xérès ?
Le nouveau valet dégringola de sa monture. Il s’agrippa aux basques du majordome et le supplia de lui apporter une canne à pêche, expliquant qu’il en avait besoin pour repêcher le pauvre Wyvern de l’enfer.
De ces paroles, et d’autres discours aussi cohérents, les domestiques conclurent vite qu’il avait pris froid et était fiévreux. Ils le mirent au lit et envoyèrent quelqu’un quérir le médecin. Cependant, Laurence Strange eut vent de la chose et dépêcha un deuxième messager à la suite du premier pour interdire au médecin de se déplacer. Ensuite, Laurence Strange déclara qu’il songeait à prendre un gruau et indiqua au majordome qu’il entendait être servi par le nouveau valet. Cette exigence poussa le majordome à partir à la recherche de Mr Jonathan Strange pour le supplier d’agir, mais Jonathan Strange s’était, apparemment, levé aux aurores pour se rendre à cheval à Shrewsbury et son retour n’était pas attendu avant le lendemain. Les domestiques se virent donc contraints de sortir le nouveau valet de son lit, de le rhabiller, de mettre le plateau de gruau dans sa main molle et de lui faire passer la porte. Tout au long de la journée, Mr Strange émit une succession soutenue de menues requêtes, dont – et Mr Strange se montra pointilleux là-dessus – chacune devait être acquittée par le nouveau valet.
Vers la tombée du jour, le nouveau valet était aussi brûlant qu’un fer à repasser et parlait fiévreusement de bourriches d’huîtres. Mr Strange, lui, manifesta son intention de veiller une autre nuit et ordonna que le nouveau valet se tînt à son service dans le bureau.
Le majordome implora bravement son maître de le laisser veiller à sa place.
— Oh ! Vous ne sauriez concevoir à quel point je me suis pris d’affection pour ce bougre, protesta Mr Strange, les yeux brillants de haine, et comme je souhaite l’avoir toujours auprès de moi ! Vous ne lui trouvez pas bonne mine ? Dans mon opinion, il a seulement besoin d’air frais.
Sur ces paroles, il ouvrit la fenêtre au-dessus de son secrétaire. Instantanément la pièce devint glacée, et une poignée de flocons de neige entra du dehors.
Le majordome soupira ; il adossa plus solidement au mur le nouveau valet, qui menaçait de nouveau de s’écrouler, et glissa en catimini des chaufferettes dans ses poches.
À minuit, la bonne entra pour emporter les restes du gruau de Mr Strange. À son retour à la cuisine, elle raconta que leur maître avait trouvé les chaufferettes et les avait sorties pour les poser sur la table. Les domestiques allèrent se coucher tristement, persuadés que le nouveau valet aurait expiré le lendemain matin.
Le matin arriva. La porte du bureau de Mr Strange était fermée. Sept heures passèrent et personne ne sonna pour appeler la domestique ; personne ne se montra. Huit heures passèrent. Neuf heures. Dix. Les domestiques se tordaient les mains de désespoir.
Ce qu’ils avaient oublié – ce que, en réalité, Laurence Strange avait oublié –, c’était que le nouveau valet était un jeune homme robuste, alors que Laurence Strange était un vieillard, et ce que le nouveau valet avait dû endurer cette nuit-là, Laurence Strange avait été forcé d’en avoir sa part. À dix heures sept, le majordome et le cocher s’aventurèrent ensemble dans la pièce et trouvèrent le nouveau valet dormant à poings fermés par terre, la fièvre étant tombée. À l’autre bout de la pièce, leur maître était toujours assis à son secrétaire, mort de froid.