Quand les événements de ces deux nuits furent plus largement connus, beaucoup furent curieux de voir le nouveau valet, comme on peut l’être de voir un tueur de dragons ou un homme qui aurait abattu un géant. Bien entendu, le nouveau valet était ravi d’attirer ainsi l’attention et, à force de raconter son histoire, il s’aperçut que, après avoir reçu l’ordre de lui servir un troisième verre de xérès, il avait osé dire son fait à son maître : « Oh ! cela peut vous arranger maintenant, espèce de vieux pécheur endurci, de maltraiter les honnêtes hommes et de les conduire au tombeau, mais un jour viendra – et il n’est pas bien loin – où vous devrez répondre de tous les soupirs que vous avez arrachés de la poitrine d’un honnête homme, de toutes les larmes que vous avez fait couler des yeux de la veuve ! » De même, on ne tarda pas à savoir dans le voisinage que, au moment où Mr Strange avait ouvert la fenêtre avec l’aimable intention de faire mourir de froid le nouveau valet de chambre, ce dernier s’était écrié : « Froid d’abord, Laurence Strange, mais sur le gril à la fin ! Froid d’abord, sur le gril à la fin ! », allusion prophétique au présent état de Mr Strange.
15
« Comment se porte Lady Pole ? »
— Comment se porte Lady Pole ?
On entendait cette question dans le moindre recoin de Londres, parmi toutes les conditions et tous les rangs de ses habitants. À Covent-garden, au point du jour, les marchands des quatre saisons demandaient aux petites fleuristes : « Comment se porte Lady Pole ? » À la librairie Ackermann, sur le Strand, Mr Ackermann en personne s’enquérait auprès de ses clients (membres de la noblesse et personnages de distinction) s’ils avaient des nouvelles de Lady Pole. À la Chambre des communes, pendant d’ennuyeux discours, des membres du Parlement chuchotaient cette question à leurs voisins (chacun, ce faisant, épiait Sir Walter Pole du coin de l’œil). Dans les cabinets de toilette de Mayfair, dès potron-minet, les femmes de chambre demandaient pardon à leurs maîtresses : « … Mais Lady Pole était-elle à la soirée hier soir ? Et comme se porte Madame ? »
Et cette question continuait donc de courir la ville : « Comment se porte Lady Pole ? »
Ainsi que la réponse qui allait avec : « Oh ! Madame se porte comme un charme, oui, comme un charme. »
Ce qui montre la triste pauvreté de la langue anglaise, car Madame se portait encore mieux qu’un charme. À côté de Madame, toute autre personne paraissait pâle, fatiguée, à demi morte. L’extraordinaire énergie dont elle avait fait preuve le lendemain de sa résurrection ne l’avait pas quittée ; quand elle se promenait, les passants ouvraient de grands yeux en voyant une dame marcher d’un si bon pas. Quant au valet qui était censé la servir, pauvre diable, il était en général à plusieurs yards derrière, époumoné, le visage rubicond. Sortant un beau matin de chez Drummond à Charing Cross, le ministre de la Guerre se trouva dans une conjonction soudaine et inopinée avec Madame, qui longeait la rue à vive allure, et fut au sens propre renversé. Elle l’aida à se relever, déclara qu’elle espérait ne pas l’avoir blessé et s’en fut avant qu’il eût pu songer à répondre.
Comme n’importe quelle demoiselle de dix-neuf ans, Lady Pole adorait danser. Au bal, elle enchaînait les danses sans perdre son souffle et était consternée que tout le monde repartît si vite.
— Il est ridicule d’appeler bal une si tiède affaire ! se plaignait-elle à Sir Walter. Nous nous sommes divertis trois heures à peine ! – Et de s’étonner aussi de la fragilité des autres danseurs. – Pauvres créatures ! Je les plains.
L’armée, la Navy et l’Église trinquaient à sa santé. Sir Walter était régulièrement cité comme l’homme le plus fortuné du Royaume ; Sir Walter était d’ailleurs de cet avis. Miss Wintertowne – la pauvre, pâle et souffrante Miss Wintertowne – avait excité sa compassion, mais Lady Pole, qui rayonnait continuellement d’une bonne santé et d’une joyeuse humeur prodigieuse, était l’objet de son admiration. Quand elle envoya accidentellement à terre le ministre de la Guerre, il y vit la meilleure blague du monde et en parla à toutes les personnes de sa connaissance. Il confia en secret à Lady Winsell, une amie intime, que Madame était exactement l’épouse qui lui convenait, si intelligente, si vivante, si… tout ce qu’il eût pu souhaiter. Il était particulièrement impressionné par son indépendance d’esprit.
— La semaine dernière, elle m’a averti que le gouvernement ne devrait pas envoyer d’argent et de troupes au roi de Suède – ce que nous avons décidé –, mais plutôt apporter son soutien aux gouvernements du Portugal et d’Espagne, et de faire de ces pays les bases de nos opérations contre Bonaparte. À dix-neuf ans, concevoir des pensées si profondes sur tant de sujets et en avoir tiré tant de conclusions ! À dix-neuf ans, contredire aussi hardiment l’ensemble du gouvernement ! Naturellement, je lui ai dit qu’elle devrait siéger au Parlement !
Lady Pole réunissait en une seule personne tous les différents attraits de la Beauté, de la Politique, de la Richesse et de la Magie. La bonne société ne doutait pas qu’elle fût destinée à devenir un de ses plus brillants chefs de file. Elle était mariée depuis déjà près de trois mois ; le moment était venu de suivre le cap que le destin et la belle société lui avaient fixé. On envoya des cartons d’invitation pour un grand dîner qui devait être donné dans la deuxième semaine de janvier.
Le premier dîner de la carrière d’une jeune épouse est une occasion capitale, entraînant d’infinies menues angoisses. Les succès qui lui ont valu des compliments pendant les trois ans qui ont suivi sa sortie de la salle d’études ne suffisent plus. Non, elle ne peut plus se contenter de s’habiller d’une manière exquise, de choisir le type de bijoux qui sied exactement aux circonstances, de deviser en français, de jouer du piano et de savoir chanter. Désormais, elle doit tourner son attention vers la cuisine et les vins français. Certes, d’autres peuvent la conseiller en ces importantes matières, cependant seuls son goût et ses inclinations personnelles doivent la guider. Dédaignant à coup sûr le style de divertissement maternel, elle souhaite imposer sa marque différemment. À Londres, le beau monde dîne dehors quatre, cinq fois par semaine. Une nouvelle mariée – âgée de dix-neuf ans et qui n’avait presque jamais mis les pieds dans une cuisine auparavant – saura-t-elle imaginer un repas propre à étonner et à flatter des palais aussi blasés ?
Et puis il y a les domestiques. Dans la nouvelle maison de la nouvelle mariée, les valets sont aussi novices dans leurs tâches. Si l’on a besoin d’un objet usuel rapidement – chandelles, différentes sortes de fourchettes, un linge épais avec lequel porter une soupière brûlante… – seront-ils capables de le trouver ? Dans le cas de l’installation de Lady Pole au numéro 9 de Harley-street, les problèmes étaient multipliés par trois. La moitié du personnel venait du Northamptonshire – du domaine de Madame, à Great Hitherden – et l’autre moitié avait été fraîchement engagée à Londres ; et, nul ne l’ignore, un abîme sépare les domestiques campagnards des domestiques londoniens. Ce n’est pas exactement une affaire de service. Les domestiques doivent cuisiner, astiquer, vaquer à leur besogne dans le Northamptonshire tout comme à Londres. Non, la différence tient davantage à la manière dont ce service est accompli. Imaginons un hobereau du Northamptonshire rendant visite à son voisin. La visite terminée, le valet va chercher le pardessus du hobereau et aide ce dernier à s’en revêtir. Pendant ce temps, tout naturellement, le valet s’enquiert respectueusement de la santé de l’épouse du hobereau. Sans être le moins du monde offensé, celui-ci répond par des questions de son cru. Le hobereau a peut-être appris que la grand-mère du valet s’était blessée à la suite d’une chute en ramassant les choux dans son potager, et il aimerait savoir si elle est rétablie. Le hobereau et le valet habitent un monde très petit et se connaissent depuis l’enfance. Néanmoins, à Londres, cela ne risque pas d’arriver. Un valet londonien ne doit pas parler aux hôtes de son maître. Il doit feindre d’ignorer jusqu’à l’existence des choux et des grands-mères.