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Au numéro 9 de Harley-street, les domestiques campagnards de Lady Pole étaient continuellement mal à l’aise, redoutant de mal faire et jamais sûrs de ce qui était convenable. Leur langage était repris et moqué. Leur accent du Northamptonshire n’était pas toujours intelligible pour les domestiques londoniens (qui, faut-il le préciser, ne faisaient pas de très gros efforts pour les comprendre), en outre ils employaient des mots comme goosegogs, sparrow-grass, betty-cat et battlewigs, là où ils auraient dû dire gooseberries, asparagus, she-cat et earwigs[47].

Les domestiques londoniens se délectaient à jouer des tours à leurs congénères de la campagne. Ils remirent à Alfred, un jeune valet, des plats d’eau sale et nauséabonde, lui racontant qu’il s’agissait d’un velouté français, et lui ordonnèrent d’en servir à dîner au reste de la domesticité. Souvent, ils donnaient aux domestiques de la campagne des messages à faire passer au garçon boucher, au boulanger et à l’allumeur de réverbères. Les messages étaient truffés d’argot londonien et les malheureux n’y voyaient que du feu, mais, pour le garçon boucher, le boulanger et l’allumeur de réverbères, qui les comprenaient très bien, ils étaient à la fois vulgaires et insultants. Le garçon boucher pocha l’œil d’Alfred à cause de ce qu’il lui avait rapporté, pendant que les domestiques londoniens s’ébaudissaient en tendant l’oreille, cachés dans la dépense.

Naturellement, les domestiques de la campagne se plaignirent vigoureusement à Lady Pole (qu’ils avaient connue toute leur vie) des persécutions dont ils étaient victimes, et celle-ci fut scandalisée de découvrir que tous ses anciens amis étaient malheureux dans leur nouvelle place. Mais elle était inexpérimentée et indécise sur la marche à suivre. Sans mettre en doute un instant la vérité des doléances de ses gens, elle craignait d’aggraver la situation.

— Que dois-je faire, Sir Walter ? demanda-t-elle.

— Faire ? répéta Sir Walter, surpris. Rien. Remettez-vous-en à Stephen Black. Le temps que Stephen en ait fini avec eux, ils seront doux comme des agneaux et gais comme des pinsons.

Avant son mariage, Sir Walter avait eu un seul domestique, Stephen Black, et la confiance de Sir Walter en cet individu ne connaissait guère de bornes. Au numéro 9 de Harley-street, il avait le titre de majordome, quoique ses fonctions et ses responsabilités dépassassent de loin la sphère d’un simple majordome : il traitait avec les banquiers et les hommes de loi au nom de Sir Walter ; il étudiait la comptabilité des propriétés de Lady Pole et rendait compte à Sir Walter de ce qu’il y trouvait ; il engageait domestiques et ouvriers sans en référer à personne ; il dirigeait leurs travaux, payait factures et gages.

Bien sûr, dans de nombreuses maisons il y a un domestique qui jouit d’une autorité spéciale en vertu de son intelligence et de ses talents exceptionnels. Cependant, dans le cas de Stephen, c’était d’autant plus extraordinaire qu’il était nègre. Je dis bien « extraordinaire », car n’est-il pas de règle qu’un domestique nègre soit la personne la moins considérée dans une maison ? Quelque travailleur, quelque intelligent qu’il puisse être ? Stephen Black avait su pourtant trouver le moyen de contredire ce principe universel. Il possédait, il est vrai, certains avantages naturels : un visage noble, une taille grande et bien prise. Certes, cela ne gâtait rien que son maître fût un homme politique content d’afficher ses principes libéraux en confiant l’intendance de sa maison et de ses affaires à un domestique noir.

Les autres domestiques furent un tantinet surpris d’apprendre qu’ils étaient sous les ordres d’un homme noir, un type de créature qu’ils voyaient pour la première fois. Certains furent d’abord enclins à l’indignation et se jurèrent les uns les autres que, s’il osait leur donner un ordre, ils lui retourneraient une réponse bien sentie. Toutefois, quelles que fussent leurs intentions, ils s’avisèrent que, en présence de Stephen, ils s’abstenaient. Son apparence sérieuse, son air d’autorité et ses instructions raisonnables rendaient très naturel d’exécuter tout ce qu’il leur demandait.

Le garçon boucher, le boulanger, l’allumeur de réverbères, ainsi que d’autres nouvelles connaissances similaires du personnel de Harley-street, montrèrent dès le début un vif intérêt pour Stephen. Ils interrogèrent les domestiques de Harley-street sur son mode de vie. Que buvait-il et mangeait-il ? Qui étaient donc ses amis ? Où aimait-il aller chaque fois qu’il se trouvait être libre de ses mouvements ? Lorsque les domestiques de Harley-street répondirent que Stephen avait pris trois œufs durs pour son petit-déjeuner, que le valet gallois du ministre de la Guerre était un de ses intimes et qu’il s’était rendu la veille à un bal des domestiques sur les quais de Wapping, le garçon boucher, le boulanger et l’allumeur de réverbères se déclarèrent très reconnaissants de ces renseignements. Ceux de Harley-street s’enquirent alors du motif de leur curiosité. Le garçon boucher, le boulanger et l’allumeur de réverbères n’en revinrent pas. Ceux de Harley-street n’étaient-ils réellement pas au courant ? Non, ceux de Harley-street n’étaient réellement pas au courant. Le garçon boucher, le boulanger et l’allumeur de réverbères expliquèrent alors qu’une rumeur courait dans Londres depuis des années, qui voulait que Stephen Black ne fût pas majordome. Secrètement, c’était un prince africain, l’héritier d’un vaste royaume, et chacun savait que, dès qu’il se lasserait d’être majordome, il retournerait là-bas pour épouser une princesse aussi noire que lui.

Après ces révélations, les domestiques de Harley-street observèrent Stephen du coin de l’œil et tombèrent d’accord sur le fait que rien n’était plus vraisemblable. D’ailleurs, leur propre obéissance à Stephen n’en était-elle pas la meilleure preuve ? Car il n’était guère plausible que des Anglais et des Anglaises aussi fiers, aussi indépendants, se seraient soumis à l’autorité d’un « homme noir », s’ils n’avaient pas senti d’instinct le respect et la révérence qu’un roturier éprouvait devant un roi !

Dans l’intervalle, Stephen Black ne sut rien de ces curieuses spéculations. Il remplissait toujours ses fonctions avec la même diligence. Il continuait à polir l’argenterie, former les valets aux devoirs du service à la française*, reprendre les cuisiniers, commander des fleurs, du linge, des couteaux et des fourchettes, et se charger des mille et une petites tâches nécessaires pour préparer la maison et le personnel à l’importante soirée du grand dîner. Le jour venu, tout était aussi sublime que son ingéniosité pouvait y pourvoir. Des vases de roses de serre emplissaient le salon et la salle à manger, et décoraient l’escalier d’honneur. La table à manger était dressée d’une épaisse nappe blanche damassée et brillait des feux de l’argenterie, des cristaux et des chandeliers. Deux grands miroirs vénitiens accrochés au mur avaient été, sur instruction de Stephen, disposés l’un face à l’autre, de sorte que l’argenterie, les cristaux et les chandelles s’y reflétaient deux fois, trois fois, à l’infini ; lorsque les convives s’assirent enfin pour dîner, ils semblèrent se dissoudre doucement dans un halo doré éblouissant, tel le chœur des saints glorieux.

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47

« Groseilles », « asperges », « chatte » et « perce-oreilles ». (Cf. la différence entre les termes français et leurs équivalents en patois occitan, par exemple : peillarot pour « chiffonnier », capel pour « chapeau », pitchoun pour « petit » ou qu’es aquo ? pour « qu’est-ce que c’est ? ») (N.d.T.).