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L’hôte d’honneur était Mr Norrell. Quel contraste désormais avec la période de son arrivée à Londres ! Il avait été alors dédaigné, un homme de peu. À présent il siégeait parmi les personnages les plus éminents du pays et était courtisé par eux ! Les autres invités lui adressaient sans cesse des remarques et des questions et paraissaient ravis de ses réponses brèves, déplaisantes : « Je ne vois pas de qui vous parlez » ou « Je n’ai pas le plaisir de connaître ce monsieur », ou encore « Je ne suis jamais allé au lieu que vous citez ».

Une partie de la conversation de Mr Norrell – la partie la plus divertissante – était alimentée par Mr Drawlight et Mr Lascelles. Placés de part et d’autre de leur ami, ils s’empressaient de faire circuler autour de la table ses avis sur la magie moderne. Ce soir-là, la magie était un sujet de prédilection. Se trouvant simultanément en présence du seul magicien d’Angleterre et du plus célèbre fruit de sa magie, les invités ne pouvaient ni rêver ni parler d’un autre sujet. Sous peu, ils se mettaient à disputer des nombreuses prétentions à l’enchantement qui avaient fleuri dans tout le pays après la résurrection de Lady Pole.

— Le moindre quotidien régional contient deux ou trois bulletins sur la question, concéda Lord Castlereagh. Dans le Bath Chronicle, l’autre jour, j’ai lu un papier sur un certain Gibbons de Milsom-street qui s’est éveillé en pleine nuit parce qu’il avait entendu des malandrins s’introduire par effraction dans son logis. Cet homme possède une vaste bibliothèque de livres magiques, apparemment. Il a essayé un charme de sa connaissance et a transformé les cambrioleurs en souris.

— Pas possible ! s’écria Mr Canning. Et qu’est-il advenu des souris ?

— Elles se sont toutes sauvées dans des trous du lambris.

— Ha ! intervint Mr Lascelles. Croyez-moi, monseigneur, ne voyez là aucune magie. Gibbons a entendu du bruit, il a songé à un cambrioleur, a jeté un sortilège, ouvert une porte et, en fait de cambrioleurs, il a trouvé des souris. La vérité, c’est qu’il s’agissait de souris depuis le début. Toutes ces histoires finissent par se révéler fausses. À Lincoln, un clergyman célibataire, du nom de Malpas, et sa sœur se sont mis en devoir d’examiner les prétendus exemples de phénomènes magiques, et ils n’en ont trouvé aucun de vrai.

— Ce sont de tels admirateurs de Mr Norrell, ce clergyman et sa sœur ! ajouta avec ferveur Mr Drawlight. Ils sont si contents qu’un tel homme se soit levé pour restaurer le noble art de la magie anglaise ! Ils ne supportent pas que d’autres puissent commettre des mensonges et prétendre imiter ses grands exploits ! Ils détestent que d’autres se donnent des airs importants aux dépens de Mr Norrell ! Ils le ressentent comme un affront personnel ! Mr Norrell a eu la gentillesse de leur procurer certains moyens infaillibles d’établir sans le moindre doute la fausseté de pareilles prétentions, et Mr Malpas et Miss Malpas sillonnent le pays dans leur phaéton afin de confondre les imposteurs !

— Je crois que vous êtes trop magnanime envers Gibbons, monsieur Lascelles, déclara Mr Norrell avec sa pédanterie habituelle. Il n’est pas certain qu’il ne poursuivait pas un but délictueux avec ses fausses prétentions. À tout le moins il a menti sur sa bibliothèque. J’ai envoyé Childermass l’inspecter, et Childermass affirme que ne s’y trouve pas un livre remontant à plus de 1760. Sans valeur ! Absolument sans valeur !

— Nous devons cependant espérer, dit Lady Pole à Mr Norrell, que le clergyman et sa sœur découvriront bientôt un magicien d’un talent authentique, quelqu’un pour vous aider, monsieur.

— Oh ! Mais il n’y a personne ! s’exclama Drawlight. Absolument personne ! Vous voyez, afin d’accomplir ses extraordinaires exploits, Mr Norrell s’est enfermé chez lui pendant des années pour lire. Hélas ! un tel dévouement à l’intérêt national est très rare ! Je vous assure qu’il n’y a personne !

— Toutefois le clergyman et sa sœur ne doivent pas abandonner leurs recherches, insista Madame. De par mon propre exemple, je sais combien de peine représente un seul acte isolé de magie. Songez combien il serait souhaitable que Mr Norrell soit pourvu d’un assistant…

— Souhaitable, bien que guère probable, commenta Mr Lascelles. Les Malpas n’ont rien trouvé laissant à penser qu’une telle personne existe.

— D’après vos propos, monsieur Lascelles, ils n’ont pas cherché ! protesta Lady Pole. Leur objectif est de débusquer la fausse magie, non de découvrir de nouveaux magiciens ! Il leur serait très facile, en roulant dans leur phaéton, de mener une enquête sur qui pratique la magie et qui possède une bibliothèque. Je suis certaine qu’ils ne verraient pas d’inconvénient à ce surcroît de dérangement. Ils seraient trop contents de faire leur possible pour vous aider, monsieur. – Ces derniers mots à l’adresse de Mr Norrell : – Et nous espérons tous qu’ils arriveront bientôt à leurs fins, car vous devez vous sentir un peu seul.

En temps utile, l’on estima qu’une proportion convenable de la cinquantaine de plats servis avait été consommée, et les valets débarrassèrent les reliefs. Ces dames se retirèrent et ces messieurs furent laissés à leur vin. Néanmoins, ces messieurs s’aperçurent qu’ils goûtaient moins leur société mutuelle qu’à l’accoutumée. Ils avaient été au bout de tout ce qu’ils avaient à dire sur la magie. Ils ne trouvaient aucun agrément à jaser sur leurs connaissances ; jusqu’à la politique qui leur semblait un brin ennuyeuse. Bref, ils eurent le sentiment qu’ils aimeraient avoir le plaisir de revoir Lady Pole et, sans lui poser d’abord la question, ils déclarèrent donc à Sir Walter que sa femme devait lui manquer. Il le nia. Pourtant, cela ne se pouvait ; chacun savait que les messieurs mariés de fraîche date n’étaient jamais heureux séparés de leurs épouses ; la plus courte des absences pouvait abattre le moral d’un jeune marié et lui provoquer des troubles de la digestion. Les hôtes de Sir Walter s’interrogèrent les uns les autres pour savoir s’ils lui trouvaient l’air bilieux, et ils s’accordèrent pour reconnaître que oui. Il refusa de l’admettre. Ah ! il faisait bonne contenance ? Très bien. Il était clair, néanmoins, que le cas était désespéré. Ils auraient pitié de lui et iraient rejoindre les dames.

De son coin près de la desserte, Stephen Black regarda ces messieurs sortir. Trois valets – Alfred, Geoffrey et Robert – demeuraient dans la pièce.

— Devons-nous aller servir le thé, monsieur Black ? s’enquit Alfred d’un ton innocent.

Stephen Black leva un doigt fin, signe qu’ils devaient rester là où ils étaient, et il fronça légèrement le sourcil pour réclamer le silence. Il attendit d’avoir la certitude que ces messieurs étaient hors de portée de voix, puis il s’exclama :

— Que diable vous est-il arrivé à tous ce soir ? Alfred ! Je sais que vous n’avez pas souvent eu affaire à la société que nous recevons aujourd’hui, mais ce n’est pas une raison pour oublier toute votre éducation ! Votre balourdise m’a étonné !

Alfred marmonna des excuses.

— Lord Castlereagh vous a prié de lui servir des perdreaux aux truffes. Je l’ai entendu on ne peut plus distinctement ! Et pourtant vous lui avez apporté une gelée à la fraise ! À quoi pensiez-vous donc ?

Alfred balbutia une réponse indistincte, elle, où seul le mot « peur » était audible.

— Vous avez peur ? Peur de quoi ?

— J’ai cru apercevoir une étrange figure debout derrière la chaise de Madame.