— Ce que j’ai vu ici aujourd’hui, monsieur, finit de me convaincre que vous êtes la personne la plus apte à nous aider. Mr Segundus et moi sommes d’avis que les magiciens modernes sont sur la mauvaise voie ; ils perdent leurs énergies dans des vétilles. N’en êtes-vous pas d’accord, monsieur ?
— Si, certainement, approuva Mr Norrell.
— Notre question, poursuivit Mr Honeyfoot, c’est : pourquoi la magie a-t-elle déchu de son rang dans notre nation ? Notre question, monsieur, c’est : pourquoi la magie n’existe-t-elle plus en Angleterre ?
Les petits yeux de Mr Norrell se durcirent et flamboyèrent, tandis que ses lèvres se pinçaient comme pour réprimer une profonde joie intérieure, secrète. On eût cru, pensa Mr Segundus, qu’il avait attendu longtemps qu’on lui posât cette question et tenait sa réponse toute prête depuis des années.
— Je ne puis vous aider à répondre à cette question, monsieur, dit Mr Norrell, car je ne l’entends point. C’est une mauvaise question, monsieur. La magie n’a pas disparu d’Angleterre. Je suis, pour ma part, un magicien praticien point trop mauvais.
2
L’ Old Starre Inn
Alors que la voiture franchissait la grille de l’allée de Mr Norrell, Mr Honeyfoot s’exclama :
— Un magicien en exercice en Angleterre ! Et dans le Yorkshire en plus ! Nous avons eu la plus grande chance qui soit ! Ah ! monsieur Segundus, nous devons vous en remercier. Vous gardiez les yeux ouverts alors que le reste d’entre nous était endormi. Sans vos encouragements, nous aurions pu ne jamais découvrir Mr Norrell. Et je suis bien certain qu’il ne serait pas venu nous chercher. Il est un tantinet réservé. Il ne nous a livré aucun détail sur les réalisations concrètes de sa magie, rien en dehors du simple fait de ses succès. Ce qui, j’imagine, atteste une nature modeste. Monsieur Segundus, vous admettrez, je pense, que notre tâche est claire. Il nous appartient, monsieur, de vaincre la timidité naturelle de Norrell et sa détestation des compliments pour le mener triomphalement devant un plus large public.
— Peut-être, répondit Mr Segundus d’un air dubitatif.
— Je ne dis point que ce sera chose aisée, reprit Mr Honeyfoot. Il est un peu taciturne et n’aime guère la compagnie. Il doit comprendre, cependant, que, pour le bien de la nation, il lui faut partager avec d’autres le savoir en sa possession. C’est un gentleman : il connaît son devoir et s’y conformera, j’en suis convaincu. Ah, monsieur Segundus ! Vous méritez la gratitude de tous les magiciens du pays pour votre intervention.
Quoi que Mr Segundus méritât, la triste réalité veut que les magiciens d’Angleterre composent un cercle d’individus particulièrement ingrats. Mr Honeyfoot et Mr Segundus pouvaient être à l’origine de la plus grande découverte dans le domaine de la magie depuis trois siècles, et alors ? En l’apprenant, chacun des membres de la Société d’York, ou presque, fut persuadé qu’il eût pu mieux faire et, le mardi suivant, jour où se tenait une réunion extraordinaire de la Société savante des magiciens d’York, ceux de ses membres qui n’étaient pas prêts à le jurer étaient une minorité.
Le mardi soir à sept heures, la salle à l’étage del’ Old Starre Inn[10] de Stonegate était comble. Les nouvelles apportées par Mr Honeyfoot et Mr Segundus semblaient avoir attiré tous les gentlemen de la ville qui avaient jamais ouvert un livre de magie. York, après tout, était encore à sa manière une des villes les plus magiques d’Angleterre ; seule, peut-être, la cité royale de Newcastle pouvait se targuer de posséder plus de magiciens.
Une telle cohue d’experts se pressait dans la salle que, pour l’heure, bon nombre étaient obligés de rester debout, même si les garçons montaient sans cesse davantage de chaises par l’escalier. Le Dr Foxcastle s’était assuré un excellent fauteuil, noir, imposant et curieusement sculpté. Ce siège (qui évoquait plutôt un trône), ainsi que le drapé des rideaux de velours rouge derrière lui, et la manière dont il était assis, les mains jointes sur son gros ventre rond, tout concourait à lui donner un air magistral.
Les domestiques del’ Old Starre Inn avaient préparé une magnifique flambée pour tenir à distance la froidure d’une soirée de janvier ; devant étaient installés quelques vieux magiciens chenus – datant, apparemment, du règne de George II –, tous enveloppés de plaids quadrillés, avec des têtes jaunies, ridées comme des toiles d’araignée, et flanqués de valets tout aussi vieux, aux poches remplies de fioles de médicaments. Mr Honeyfoot les accueillait avec ces mots :
— Comment allez-vous, monsieur Aptree ? Et vous, monsieur Greyshippe ? J’espère que vous vous portez bien, monsieur Tunstall ! Je suis très content de vous réunir ici, messieurs ! J’escompte bien que vous êtes tous venus vous réjouir avec nous. Nos années de traversée du désert sont terminées. Oh ! nul ne sait mieux que vous, monsieur Aptree, et vous, monsieur Greyshippe, quelles ont été ces années, car vous avez beaucoup vécu. Mais à présent nous allons voir une fois de plus la magie conseillère et protectrice de l’Angleterre ! Et les Français, monsieur Tunstall ! Quel sera le sentiment des Français en ayant vent de la nouvelle ? Tenez, je ne serais pas surpris que cela entraînât une reddition imminente.
Mr Honeyfoot avait bien d’autres choses à dire du même tonneau ; il avait préparé tout un discours où il se proposait de leur exposer les magnifiques avantages qui devaient revenir à la Grande-Bretagne grâce à cette découverte. Cependant, il ne put jamais en prononcer que quelques phrases, tant chacun des messieurs présents dans la salle débordait d’opinions de son cru sur le sujet, toutes nécessitant d’être communiquées de façon pressante à l’assemblée. Le Dr Foxcastle fut le premier à interrompre Mr Honeyfoot. De son grand trône noir, il s’adressa à lui en ces termes :
— Je suis navré de vous voir ruiner la réputation de la magie – pour laquelle je sais que vous avez une véritable estime – avec des fables invraisemblables et de folles fariboles. Monsieur Segundus, poursuivit-il, se tournant vers le gentleman qu’il considérait comme la source de tous les problèmes, j’ignore quels sont les usages là d’où vous venez, mais dans le Yorkshire nous n’aimons pas beaucoup les hommes qui bâtissent leur réputation aux dépens de la tranquillité d’esprit des autres.
Le Dr Foxcastle ne put aller plus loin, noyé par les bruyantes vociférations des partisans de Mr Honeyfoot et de Mr Segundus. Le gentleman suivant à prendre la parole s’étonna de ce que Mr Segundus et Mr Honeyfoot eussent pu se laisser autant abuser. Manifestement, Norrell était fou, aucunement différent de n’importe quel aliéné aux yeux hagards qui se postait au coin de la rue pour clamer qu’il était le roi Corbeau.
Un monsieur aux cheveux blond-roux, dans un état de grande exaltation, était d’avis que Mr Honeyfoot et Mr Segundus auraient dû insister pour que Mr Norrell quittât sa maison sur l’instant et se rendît sans délai en triomphe à York, en voiture découverte (bien que l’on fût en janvier), afin que lui-même pût jeter des feuilles de lierre sur son passage[11] ; l’un des vieillards assis au coin du feu était furieux, mais en raison de son grand âge sa voix était assez faible, et personne n’eut le loisir de s’intéresser à ce qu’il racontait.
Dans la salle, était présent un homme raisonnable et de haute taille du nom de Thorpe, un gentleman très peu ferré en magie, mais qui possédait un sens commun rare chez un magicien. Il avait toujours pensé que Mr Segundus méritait des encouragements dans sa quête pour savoir ce qu’il avait pu advenir des réalisations de la magie anglaise – bien que, à l’instar des autres, il ne s’attendît point à ce que Mr Segundus découvrît la réponse aussi vite. Maintenant qu’ils en tenaient une, de réponse, Mr Thorpe était d’avis qu’ils ne devaient pas l’écarter sans cérémonies.
11
Les conquérants de la Rome impériale ont peut-être été honorés de couronnes de laurier, les amoureux et ceux à qui la fortune sourit voient leur chemin jonché de roses, mais les magiciens anglais n’ont eu toujours droit qu’à du vulgaire lierre.