— Messieurs, Mr Norrell a prétendu pouvoir exercer la magie. Très bien. Nous connaissons un peu Norrell, nous avons tous entendu parler des textes rares qu’il est censé collectionner et, pour cette seule raison, nous aurions tort d’écarter ses prétentions sans plus d’examen. L’argument le plus fort en faveur de Norrell est le suivant : deux d’entre nous – tous deux des savants sérieux – ont vu Norrell et sont repartis convaincus. – Il se tourna vers Mr Honeyfoot : – Vous croyez en cet homme, n’importe qui peut le voir à votre visage. Vous avez assisté à quelque chose qui vous a convaincu. Ne voulez-vous pas nous dire de quoi il s’agissait ?
La réaction de Mr Honeyfoot à cette question fut sans doute un brin étrange. Au début, il sourit avec reconnaissance à Mr Thorpe, comme si c’était là exactement ce qu’il aurait pu souhaiter : une occasion d’exprimer les excellentes raisons qu’il avait de croire Mr Norrell capable de pratiquer la magie, et il ouvrit la bouche à cette fin. Puis il s’arrêta, marqua une pause, regarda autour de lui. Ces excellentes raisons, qui lui avaient paru si substantielles l’instant d’avant, devenaient brumeuses et inconsistantes dans sa bouche ; sa langue et ses dents n’avaient plus la moindre prise sur elles pour les formuler en bon anglais. Il marmonna quelques mots sur le maintien honnête de Mr Norrell.
La Société d’York ne trouva pas cela satisfaisant (ses membres eussent-ils eu réellement le privilège de voir le maintien de Mr Norrell, ils l’eussent trouvé encore moins satisfaisant). Alors Mr Thorpe se tourna cette fois vers Mr Segundus.
— Monsieur Segundus, vous aussi avez vu Norrell. Quelle est votre opinion ?
Pour la première fois, la Société d’York remarqua la pâleur de Mr Segundus. Il revint à l’esprit de certains de ces messieurs qu’il ne leur avait pas répondu quand ils l’avaient salué ; il semblait incapable de rassembler ses esprits pour s’exprimer.
— Vous sentez-vous bien, monsieur ? s’enquit aimablement Mr Thorpe.
— Oui, oui, murmura Mr Segundus, ce n’est rien. Je vous remercie.
Toutefois, il avait l’air si perdu qu’un de ces messieurs lui offrit son siège et qu’un autre sortit chercher un verre de vin des Canaries. Le gentleman excitable aux cheveux blond-roux, qui regrettait de ne pas avoir jeté de feuillages de lierre sur le passage de Mr Norrell, caressa même le secret espoir que Mr Segundus fût ensorcelé et qu’ils pussent voir un phénomène extraordinaire.
Après un soupir, Mr Segundus répéta :
— Je vous remercie. Je ne suis point malade, mais la semaine passée je me suis senti lourd et hébété. Mrs Pleasance m’a donné de la maranta et des infusions chaudes de réglisse, qui n’ont servi à rien, ce qui ne me surprend pas, la confusion étant, je pense, dans ma tête. Je ne me sens plus aussi mal. Messieurs, si vous deviez me demander aujourd’hui pour quelle raison je crois que la magie est de retour en Angleterre, je vous dirais que c’est parce que j’ai assisté à des actes de magie. L’impression d’avoir vu des actes de magie est très vive ici et ici – Mr Segundus se toucha le front, puis le cœur. – Pourtant, je sais que je n’ai pas eu cette chance. Norrell n’en a réalisé aucun pendant que nous étions chez lui. Aussi, je suppose que j’ai rêvé.
Nouvelle explosion de ces messieurs de la Société d’York. Le gentleman terne eut un sourire aussi terne que sa personne et voulut savoir si quelqu’un y comprenait quelque chose. Alors Mr Thorpe s’écria :
— Mon Dieu ! Il est tout à fait absurde de notre part de rester assis ici et d’affirmer que Norrell peut ou ne peut pas faire ceci ou cela. Nous sommes tous des êtres rationnels, je présume, et la réponse est assez simple. Nous le prierons de réaliser à notre intention un acte de magie pour preuve de ses droits.
Ces paroles montraient un tel bon sens que les magiciens gardèrent un moment le silence – ce qui ne signifiait pas que la proposition remportât tous les suffrages, pas du tout. Plusieurs des magiciens, dont le Dr Foxcastle, ne la considéraient pas d’un bon œil. S’ils demandaient à Norrell un acte de magie, le risque courait qu’il pût effectivement en réaliser un. Or ils n’avaient aucune envie de voir un acte de magie, ils voulaient seulement lire des livres sur le sujet. D’autres étaient d’avis que la Société d’York allait se ridiculiser juste en présentant cette requête. Mais, à la fin, la plupart d’entre eux tombèrent d’accord avec Mr Thorpe.
— En tant que gentlemen et en tant que savants, le moins que nous puissions faire, c’est d’offrir à Mr Norrell l’occasion de nous convaincre.
Il fut ainsi décidé d’écrire une nouvelle missive à Mr Norrell.
Pour l’ensemble des magiciens, il était évident que Mr Honeyfoot et Mr Segundus avaient très mal géré la situation ; sur une matière au moins, celle de la magnifique bibliothèque de Mr Norrell, ils faisaient montre d’une insondable stupidité, car ils étaient incapables d’en donner un catalogue intelligible. Qu’avaient-ils vu ? Oh, des livres ! beaucoup de livres ! Un nombre remarquable de livres ? Oui, ils pensaient avoir trouvé leur nombre remarquable sur le moment. Et des livres rares ? Oh, sans doute ! Leur avait-il été permis de les descendre et de les ouvrir ? Ah, non ! Mr Norrell n’était pas allé jusqu’à les y inviter. Mais avaient-ils lu les titres ? Certes. Eh bien alors, quels étaient les titres de ces livres ? Ils ne savaient plus, ils ne parvenaient pas à s’en souvenir. Mr Segundus avança qu’un des ouvrages avait un titre qui commençait par un B, mais cela s’arrêtait là. C’était très étrange.
Mr Thorpe avait toujours eu l’intention d’écrire la lettre à Mr Norrell ; cependant, nombre de magiciens dans la salle avaient dans l’idée d’offenser Mr Norrell pour son impudence. Ces messieurs estimaient, à juste titre, que le meilleur moyen d’insulter Norrell était de laisser le Dr Foxcastle prendre la plume. Ainsi fut-il fait. Finalement, un billet furibard leur arriva en réponse.
« Abbaye de Hurtfew, Yorkshire
« 1er février 1807
« Monsieur,
« Par deux fois au cours de ces dernières années j’ai eu l’honneur de recevoir un courrier de la Société savante des magiciens d’York sollicitant mon amitié. Maintenant en voici un troisième qui m’informe du mécontentement de la société. Il semble aussi facile de perdre le crédit de la Société d’York que de l’acquérir, et un homme peut ne jamais savoir de quel côté pèse la balance. En réponse à l’accusation précise contenue dans votre message, et aux termes de laquelle j’aurais exagéré mes talents et prétendu à des pouvoirs qu’il me serait impossible de posséder, je n’ai que ceci à vous opposer : d’autres peuvent attribuer naïvement leur absence de succès à quelque défaut du monde plutôt qu’à leur propre piètre savoir, pourtant, la vérité, c’est que la magie est aussi faisable à cette époque qu’à n’importe quelle autre. Ainsi l’ai-je prouvé, à mon entière satisfaction, mille fois au cours des vingt dernières années. Où est donc ma récompense d’aimer mon art mieux que les autres hommes ? d’étudier plus dur pour le perfectionner ? Désormais le bruit court à l’étranger que je suis un affabulateur ; mes talents professionnels sont déconsidérés, et ma parole sujette à caution. Vous ne serez pas autrement surpris, je présume, que dans de telles circonstances je ne me sente guère enclin à obliger la Société d’York en quoi que ce soit, surtout pas en vous donnant une démonstration de magie. La Société savante des magiciens d’York se réunit mercredi prochain et en ce jour je vous ferai connaître mes intentions.