Mr Segundus, sortant la tête d’une fenêtre du troisième étage de Lady-Pec-kitt’s-yard, songea que Norrell avait dû déjà accomplir sa magie. Un grondement menaçant retentit au-dessus de lui ; il retira la tête en vitesse afin d’évider une brutale chute de neige du toit. Mr Segundus n’avait pas plus de servante qu’il n’avait de femme, de sœur, de fille, de belle-fille ou de nièce, mais Mrs Pleasance, sa logeuse, était une lève-tôt. Au cours de la dernière quinzaine, elle l’avait entendu plusieurs fois soupirer sur ses livres et espérait le réconforter grâce à un petit-déjeuner complet : deux harengs grillés, thé et lait frais, pain blanc et beurre sur une assiette en porcelaine bleu et blanc. Dans le même but généreux, elle s’était assise pour bavarder avec lui. En voyant son abattement, elle s’écria :
— Oh ! Ce vieil homme me fait perdre patience !
Mr Segundus n’avait pas dit à Mrs Pleasance que Mr Norrell était vieux, pourtant elle ne l’imaginait pas autrement. D’après ce que Mr Segundus lui avait raconté, elle le voyait comme une sorte de grippe-sou qui accumulait la magie à la place de l’or ; au fil de notre récit, je laisserai le lecteur juge de la pertinence de ce portrait moral de Mr Norrell. À l’exemple de Mrs Pleasance, je me figure toujours que les avares sont vieux. Je ne saurais expliquer pourquoi, car je suis convaincue qu’il y a autant d’avares jeunes que vieux. Pour ce qui est de savoir si Mr Norrell était vraiment vieux, il était le type d’homme qui était déjà vieux à dix-sept ans.
— De son vivant, poursuivit Mrs Pleasance, Mr Pleasance disait que personne à York, homme ou femme, ne pétrissait un pain capable de rivaliser avec le mien, et d’aucuns ont été assez gentils pour jurer qu’ils n’en avaient jamais mangé d’aussi bon. J’ai toujours gardé une bonne table par goût des choses bien faites et, si un de ces singuliers djinns des contes arabes s’échappait de cette théière pour me proposer trois vœux, j’espère que je ne serais pas méchante au point de vouloir empêcher d’autres gens de faire du pain et, leur pain serait-il aussi bon que le mien, je ne vois pas alors en quoi cela me chagrinerait, au contraire, tant mieux pour eux ! Allez, monsieur, goûtez-en un morceau, insista-t-elle, poussant une assiettée du fameux pain vers son pensionnaire. Je n’aime pas à vous voir maigrir ainsi. Les gens vont colporter que Hettie Pleasance a perdu tous ses talents de maîtresse de maison. Je voudrais bien que vous ne soyez pas si découragé, monsieur. Vous n’avez pas signé ce perfide document et, quand les autres gentlemen seront contraints de renoncer, vous pourrez continuer. Et j’espère de tout mon cœur, monsieur Segundus, que vous pourrez faire de grandes découvertes. Et peut-être alors que ce Mr Norrell, qui se croit si malin, sera content de vous prendre pour associé et se verra ainsi amené à regretter son stupide orgueil.
Mr Segundus sourit et la remercia.
— Malheureusement je ne crois pas que cela risque d’arriver. Ma première difficulté réside dans le manque de matériaux. J’en possède très peu et, une fois la société dissoute… Eh bien, je ne sais ce qu’il adviendra de sa bibliothèque, mais je doute qu’elle me revienne.
Mr Segundus mangea son pain (qui était aussi bon que feu Mr Pleasance et ses amis l’avaient soutenu) et ses harengs, puis but un peu de thé. Leur pouvoir apaisant sur un cœur inquiet devait être plus grand qu’il ne l’avait supposé, car il s’aperçut qu’il se sentait un peu mieux. Remonté de la sorte, il mit sa redingote, son chapeau, son cache-col et ses gants, et sortit en tapant des pieds dans les rues enneigées pour se diriger vers le lieu fixé par Mr Norrell pour les prodiges du jour, la cathédrale d’York.
J’espère que tous mes lecteurs sont familiers d’une vieille cité épiscopale anglaise, sans quoi je crains que la signification du choix de ce lieu particulier par Mr Norrell ne leur échappe. Ils doivent comprendre que dans une vieille cité épiscopale la grande église n’est pas un monument parmi d’autres ; c’est LE monument, différent de tous les autres par ses dimensions, sa beauté et sa solennité. Même à l’époque moderne, où une vieille cité épiscopale peut être équipée de toutes les élégantes installations des immeubles municipaux, des salles de réunion et des fêtes (et York était bien pourvue à cet égard), la cathédrale se dresse au-dessus de celles-ci, en témoignage de la dévotion de nos aïeux. La ville contient quelque chose de plus vaste qu’elle. En vaquant à ses affaires dans le labyrinthe des ruelles étroites, on est sûr de perdre de vue la cathédrale, puis tout à coup la cité s’ouvrira devant soi et la voici, cent fois plus haute et cent fois plus imposante que tout autre édifice ; on s’avise qu’on a atteint le cœur de la ville, et que toutes les rues et tous les chemins ont mené nos pas, d’une manière ou d’une autre, vers ce lieu bien plus profondément mystérieux que ceux connus de Mr Norrell. Telles étaient les pensées qui agitaient Mr Segundus au moment où il pénétrait sur le parvis et se tenait au pied de la grande et lugubre ombre bleue de la façade ouest de la cathédrale. À ce moment-là arriva le Dr Foxcastle, tournant le coin magistralement, toutes voiles dehors, telle une grande nef noire. Ayant reconnu Mr Segundus, il mit le cap vers lui et lui donna le bonjour.
— Monsieur, dit le Dr Foxcastle, peut-être aurez-vous l’amabilité de me présenter à Mr Norrell ? Voilà un gentleman que j’aimerais beaucoup connaître.
— Je n’en serai que trop heureux, monsieur, répondit Mr Segundus, promenant ses regards autour de lui.
Les trois quarts des habitants étaient restés enfermés chez eux à cause des intempéries ; seules quelques silhouettes sombres couraient à pas précipités sur le champ immaculé qui s’étendait devant la grande église grise. Après examen, ceux-ci se révélèrent être des gentlemen de la Société d’York, ou des ecclésiastiques et des gardiens – bedeaux, suisses, sous-maîtres de chapelle, doyens, balayeurs de transept et autres gens de la sorte – qui avaient été dépêchés dans la neige par leurs supérieurs pour s’occuper des affaires de la cathédrale.
— Rien ne m’agréerait autant, monsieur, reprit Mr Segundus, que de vous obliger, mais je n’aperçois point Mr Norrell.
Pourtant quelqu’un était là.
Il se tenait seul dans la neige, juste en face de la cathédrale : un individu sombre, pas tout à fait respectable, qui observait Mr Segundus et le Dr Foxcastle d’un air de grand intérêt. Ses cheveux hirsutes pendaient sur ses épaules telle une chute d’eau noire ; il avait un visage maigre et volontaire, avec un côté tors dans l’ensemble, telle une racine d’arbre, et un long nez fin. Et, bien que son teint fût très pâle, quelque chose assombrissait ses traits, peut-être étaient-ce les ténèbres de ses yeux, ou la proximité de ces longs cheveux noirs et gras. Au bout d’un moment, ce personnage s’approcha des deux magiciens, les salua de façon sommaire et déclara espérer qu’ils voudraient bien lui pardonner de les importuner, mais ils lui avaient été désignés comme des messieurs qui étaient là pour la même affaire que lui. Il déclara qu’il s’appelait John Childermass, et était le régisseur de Mr Norrell en certaines matières (bien qu’il ne précisât pas lesquelles).