— J’ai le sentiment de connaître votre figure, dit Mr Segundus d’un air songeur. Je vous ai déjà rencontré, n’est-il pas ?
Une expression altéra fugitivement le visage sombre de Childermass, il était impossible de savoir si c’était un rire ou un froncement de sourcils.
— Je suis souvent à York pour les affaires de Mr Norrell, monsieur. Peut-être m’avez-vous vu chez un des marchands libraires de la cité ?
— Non, répondit Mr Segundus, je vous ai vu… Je puis vous décrire… où ?… Oh ! cela va me revenir dans un instant !
Childermass leva un sourcil pour signifier qu’il en doutait fort.
— Assurément, Mr Norrell vient en personne ? s’enquit le Dr Foxcastle.
Childermass demanda pardon au Dr Foxcastle ; il ne pensait pas que Mr Norrell se déplacerait. Il ne pensait pas que Mr Norrell vît une raison de venir.
— Ah ! s’exclama le Dr Foxcastle. Alors il s’avoue vaincu, n’est-ce pas ? Bon, bon, bon. Pauvre monsieur ! Il se sent on ne peut plus ridicule, je présume, si je puis me permettre. Très certainement. C’était une noble tentative, en tout cas. Nous ne lui en tiendrons aucune rigueur.
Le Dr Foxcastle, soulagé de ne pas voir de magie, se sentait magnanime.
Childermass demanda une fois de plus pardon au Dr Foxcastle ; il craignait que le Dr Foxcastle se fût mépris sur le sens de ses paroles. À n’en point douter, Mr Norrell accomplirait un acte de magie ; il agirait de l’abbaye de Hurtfew, et les résultats seraient visibles à York.
— Les gentlemen, expliqua Childermass au Dr Foxcastle, n’aiment pas quitter leur coin du feu à moins d’y être contraints. Sans doute si vous, monsieur, aviez pu mener votre observation de l’affaire de votre salon, vous ne seriez pas ici dans le froid et l’humidité.
Le Dr Foxcastle prit une vive inspiration et gratifia Childermass d’un regard signifiant à quel point il le trouvait insolent.
Childermass ne parut pas démonté par l’opinion que le Dr Foxcastle avait de lui ; en fait, il eut l’air plutôt amusé.
— C’est l’heure, messieurs, reprit-il. Vous devriez aller prendre place dans l’église. Vous seriez désolés, j’en suis convaincu, de manquer l’événement auquel tant de changements sont suspendus.
L’heure était passée de vingt minutes, et des membres de la Société d’York entraient déjà à la file dans la cathédrale par la porte du transept sud. Plusieurs regardaient autour d’eux avant d’y pénétrer, comme pour lancer un dernier et tendre adieu à un monde qu’ils n’étaient pas si sûrs de revoir.
3
Les pierres d’York
Une grande et vieille église au cœur de l’hiver est, dans le meilleur des cas, un lieu lugubre ; les frimas de cent hivers semblent s’être conservés dans ses pierres et en suinter. Dans la pénombre humide et glacée de la cathédrale, les membres de la Société d’York étaient contraints de rester debout à attendre d’être ébaubis, sans aucune assurance que la surprise escomptée serait agréable.
Mr Honeyfoot ébaucha un sourire enjoué à l’adresse de ses compagnons ; pour un gentleman aussi exercé dans l’art du sourire affable, sa prestation était bien piètre.
À cet instant, les cloches se mirent à tinter. Le carillon de Saint-Michel-le-Belfrey sonnait simplement la demi-heure, mais, à l’intérieur de la cathédrale, il prenait une sonorité étrange, lointaine, rappelant les cloches d’une autre contrée. Le son n’en était aucunement joyeux. Les gentlemen de la Société d’York savaient fort bien que les cloches accompagnaient souvent la magie et, en particulier, la magie de ces êtres surnaturels, les fées ; ils savaient que, au temps jadis, des clochettes d’argent résonnaient souvent au moment où un Anglais ou une Anglaise d’une qualité ou d’une beauté spéciale était sur le point d’être ravi(e) par les fées pour vivre pour toujours dans d’étranges pays fantomatiques. Même le roi Corbeau – qui n’était pas une fée, mais un Anglais – avait la manie quelque peu regrettable d’enlever des hommes et des femmes afin de les emmener vivre avec lui dans son château des Autres Pays[14]. Aurions-nous, vous et moi, le pouvoir de nous emparer par magie de tout être humain au monde qui nous aurait tapé dans l’œil, ainsi que celui de garder l’heureux élu à notre côté de toute éternité, notre choix tomberait sans doute sur un être un tantinet plus captivant qu’un membre de la Société savante des magiciens d’York. Cette pensée réconfortante, toutefois, ne venait pas à l’esprit des gentilshommes rassemblés à l’intérieur de la cathédrale d’York. Plusieurs d’entre eux commençaient à se demander si la lettre du Dr Foxcastle n’avait pas ulcéré Mr Norrell, et ils finirent par avoir sérieusement peur.
Alors que les tintements de cloches s’éteignaient, une voix retentit dans les ombres sinistres au-dessus de leurs têtes. Les magiciens tendirent l’oreille pour l’écouter. Beaucoup étaient déjà dans un état de nervosité et de tension si extrême qu’ils s’imaginaient recevoir des instructions, comme dans un conte de fées. Ils se figuraient qu’on leur communiquait de mystérieuses interdictions. De telles instructions et interdictions, les magiciens le savaient grâce aux contes, sont ordinairement un brin étranges, mais pas très difficiles à observer, du moins à première vue. En général, elles suivent ce modèle-ci : « Ne pas manger la dernière prune confite du bocal bleu rangé dans le placard de coin » ou celui-là : « Ne pas battre sa femme avec une badine d’armoise ». Pourtant, que l’on songe encore aux contes de fées, les circonstances conspirent toujours contre le destinataire des instructions ; celui-ci se retrouve en train de commettre l’action même qui lui était proscrite, et un terrible destin lui tombe de ce fait sur la tête.
Au minimum les magiciens crurent entendre prononcer leur condamnation. Mais la langue dans laquelle s’exprimait la voix était peu claire. Une fois, Mr Segundus crut reconnaître un mot qui sonnait comme « malfaisant » et, une autre fois, « interficere », terme latin qui signifie « tuer ». La voix en soi n’était pas aisée à entendre ; elle n’avait pas la moindre ressemblance avec une voix humaine – ce qui ne servait qu’à accroître la peur des gentilshommes de voir apparaître des fées. Elle était suprêmement dure, grave et âpre ; on eût cru deux silex frottés ensemble, pourtant les sons produits étaient manifestement censés être articulés ; oui, ils étaient articulés. Ces messieurs levèrent la tête pour scruter l’obscurité avec appréhension ; ils n’aperçurent que la vague forme d’une petite gargouille de pierre surgissant d’un des rayons d’une grande colonne pour saillir dans le vide ténébreux. À mesure qu’ils s’accoutumaient à ces étranges sonorités, ils reconnaissaient de plus en plus de mots, un mélange d’ancien anglais et de latin classique, comme si celui qui les proférait ne savait pas qu’il s’agissait de deux langues distinctes. Heureusement, cet abominable galimatias présentait peu de difficultés pour les magiciens, dont la plupart avaient l’habitude de débrouiller les divagations et les écrits des clercs des temps anciens. Une fois traduit en anglais clair, compréhensible, le discours rendait à peu près ceci :
14
La célèbre ballade « Le roi Corbeau » décrit précisément un tel enlèvement : « Pas longtemps, pas longtemps, m’a dit mon père / Pas longtemps tu seras nôtre / Le roi Corbeau ne sait que trop bien / Quelles fleurs sont les plus belles.
« Le prêtre était par trop mondain / Même s’il priait et agitait sa cloche / Le roi Corbeau trois cierges alluma / Le prêtre dit que c’était bien. « Les bras d’icelle étaient par trop faibles / Même si elle disait m’aimer aussi / Le roi Corbeau tendit la main / Avec un soupir elle me lâcha.
« Ce pays n’est que trop plat / Il se reflète au firmament / Et tremble comme la pluie battue par le vent / Au passage du roi Corbeau.
« Pour toujours et sans retour / Je t’en prie, de moi souviens-toi / Sur la lande, sous les étoiles / En la folle compagnie du Roi. »