– Monsieur, dit le postillon qui montait le timonier, il est impossible d’aller plus loin.
– Pourquoi cela? demanda la voix que nous connaissons.
– Parce que les chevaux ne marchent plus: ils patinent.
– À combien sommes-nous du relais?
– Ah! celui-ci est long, monsieur; nous en sommes à quatre lieues.
– Eh bien! postillon, mets à tes chevaux des fers d’argent et ils marcheront, dit l’étranger en ouvrant le rideau et en lui tendant quatre écus de six livres.
– Vous êtes bien bon, dit le postillon en recevant les écus dans sa large main et en les glissant dans sa vaste botte.
– Monsieur te parle, il me semble? dit le second postillon, lequel ayant entendu le bruit argentin qu’avaient rendu en s’engloutissant les écus de six livres, désirait n’être point exclu d’une conversation qui prenait un si grand intérêt.
– Oui, il dit comme ça que nous marchions.
– Avez-vous quelque chose contre ce désir, mon ami? dit le voyageur d’une voix affectueuse mais ferme, et qui indiquait que, sur ce point, il ne souffrirait point de contradiction.
– Non, monsieur, ce n’est pas moi, ce sont les chevaux; voyez, ils refusent d’avancer.
– Et à quoi servent donc les éperons? dit le voyageur.
– Ah! je leur enfoncerais la molette dans le ventre, qu’ils ne feraient pas un pas de plus; je veux que le ciel m’extermine si…
Le postillon ne put achever ce blasphème: un coup de foudre effrayant par le bruit et la flamme lui coupa la parole.
– Ce n’est pas un temps chrétien, dit le brave homme. Eh! monsieur, voyez donc… voici la voiture qui marche toute seule maintenant; dans cinq minutes elle ira plus vite que nous ne voudrons. Jésus Dieu! voilà que nous roulons malgré nous!
En effet le lourd carrosse, pesant sur la croupe des chevaux, qui ne pouvaient plus le soutenir, faute de tenir pied, prit un mouvement de course progressive que la multiplication des pesanteurs changea bientôt en une impétueuse rotation.
Les chevaux s’emportèrent de douleur, et l’équipage vola comme une flèche sur la pente obscure, se rapprochant visiblement du précipice.
Ce ne fut plus seulement la voix, ce fut aussi la tête du voyageur qui sortit alors de la voiture.
– Maladroit! cria-t-il, tu vas nous tuer tous! À gauche les guides! à gauche, donc!
– Eh! monsieur, je voudrais bien vous y voir! répondit le postillon effaré en essayant inutilement de réunir ses rênes et de reprendre sur ses chevaux la supériorité qu’il avait perdue.
– Joseph! cria à son tour une voix de femme qui se faisait entendre pour la première fois; Joseph! au secours! au secours! Ah! sainte madone!
Effectivement le danger était urgent, terrible, suprême, et pouvait motiver cette invocation à la Mère de Dieu. La voiture, toujours entraînée par son poids et cessant d’être dirigée par une main sûre, continuait de s’avancer vers le précipice, sur lequel un des deux chevaux semblait déjà suspendu; trois tours de roues encore, et chevaux, voiture, postillons, tout était précipité, broyé, anéanti, lorsque le voyageur, s’élançant du cabriolet sur le timon, saisit le postillon par le collet de son habit et la ceinture de sa culotte, l’enleva comme il eût fait d’un enfant, le lança à dix pas, sauta en selle à sa place, réunit les guides, et, d’une voix terrible:
– À gauche! cria-t-il au second postillon; à gauche, drôle! ou je te brûle la cervelle!
L’ordre eut un effet magique; le postillon qui conduisait les deux chevaux de devant, poursuivi par le cri de son malheureux compagnon, fit un effort surhumain, et donnant l’impulsion à la voiture, la ramena, puissamment aidé par le voyageur, sur le milieu du pavé, où elle commença de rouler avec la rapidité et le bruit du tonnerre contre lequel elle semblait lutter.
– Au galop! cria le voyageur, au galop! Si tu faiblis, je te passe sur le corps, à toi et à tes chevaux.
Le postillon comprenait que ce n’était pas là une menace frivole, aussi redoubla-t-il d’énergie, et la voiture continua de descendre avec une vélocité effrayante; on eût dit, en la voyant passer dans la nuit avec son grondement terrible, sa cheminée flamboyante, ses cris étouffés, voir quelque char infernal traîné par des chevaux fantastiques et poursuivi par un ouragan.
Mais les voyageurs n’avaient évité un danger que pour tomber dans un autre. Le nuage électrique qui planait sur la vallée avait des ailes et se précipitait aussi rapide que les chevaux. De temps en temps le voyageur levait la tête; c’était surtout lorsqu’un éclair déchirait la nuée, et à la lueur de cet éclair, on pouvait distinguer sur son visage un sentiment d’inquiétude qu’il ne cherchait pas à dissimuler; car personne, excepté Dieu, n’était là pour le surprendre. Tout à coup, au moment où la voiture atteignait le bas de la pente, et continuait, emportée par son élan, de rouler sur un terrain égal, le brusque déplacement de l’air combina les deux électricités, la nuée se déchira avec un fracas terrible pour laisser passer ensemble éclair et tonnerre. Un feu, violet d’abord, puis verdâtre, puis blanc, enveloppa les chevaux; ceux de derrière se cabrèrent en battant l’air chargé de soufre; ceux de devant s’abattirent comme si la terre eût manqué sous leurs pieds; mais presque aussitôt celui que montait le postillon se releva, et, sentant ses traits brisés par la secousse, il emporta son maître, qui disparut dans les ténèbres, tandis que la voiture, après avoir roulé dix pas encore, s’arrêtait en heurtant le cadavre du cheval foudroyé.
Tout cet épisode avait été accompagné de cris déchirants poussés par la femme de la voiture.
Il y eut un moment de confusion singulière pendant laquelle aucun ne sut s’il était mort ou vivant. Le voyageur lui-même se tâta pour constater son identité.
Il était sain et sauf, mais sa femme était évanouie.
Quoique le voyageur se doutât de ce qui venait d’arriver, car le silence le plus profond avait succédé tout à coup aux cris qui s’échappaient du cabriolet, ce ne fut point à la femme éplorée qu’il porta ses premiers soins.
À peine eut-il touché le sol, au contraire, qu’il courut à l’arrière-train de la voiture.
C’est là que le beau cheval arabe dont nous avons parlé se tenait épouvanté, raidi, hérissé, dressant chacun de ses crins, comme s’il eût été vivant, et secouant la porte, à la poignée de laquelle il était attaché, en tendant violemment sa longe. Enfin, l’œil fixe, la bouche écumante, le fier animal, après d’inutiles efforts pour briser ses liens, était resté fasciné par l’horreur de la tempête, et lorsque son maître, tout en le sifflant selon son habitude, lui passa pour le caresser sa main sur la croupe, il fit un bond et poussa un hennissement comme s’il ne l’avait pas reconnu.
– Allons, encore ce cheval endiablé, murmura une voix cassée dans l’intérieur de la voiture; maudit soit l’animal qui ébranle mon mur!
Puis cette voix, doublant de volume, cria en arabe avec l’accent de l’impatience et de la menace:
– Nhe goullac hogoud shaked, haffrit! [1]
– Ne vous fâchez point contre Djérid, maître, dit le voyageur en détachant le cheval, qu’il alla attacher à la roue de derrière de la voiture; il a eu peur, voilà tout, et, en vérité, on aurait peur à moins.