– Prenez garde, monsieur le vicomte, interrompit flegmatiquement le jeune homme, vous me faites l’honneur de me serrer le bras si fort, que j’aurai la main tout engourdie quand il s’agira de coiffer madame la comtesse; or, nous sommes pressés, voici huit heures et demie qui sonnent.
– Lâchez! Jean, lâchez! cria la comtesse.
Jean retomba dans un fauteuil.
– Miracle! dit Chon, miracle! la robe est d’une mesure parfaite… un pouce de trop long par devant, voilà tout; mais dans dix minutes le défaut sera corrigé.
– Et le carrosse, comment est-il?… présentable? demanda la comtesse.
– Du plus grand goût… Je suis monté dedans, répondit Jean; il est garni de satin blanc, et parfumé d’essence de rose.
– Alors tout va bien! cria madame du Barry en frappant ses petites mains l’une contre l’autre. Allez, monsieur Léonard, si vous réussissez, votre fortune est faite.
Léonard ne se le fit pas dire à deux fois; il s’empara de la tête de madame du Barry, et, au premier coup de peigne, il révéla un talent supérieur.
Rapidité, goût, précision, merveilleuse entente des rapports du moral avec le physique, il déploya tout dans l’accomplissement de cette importante fonction.
Au bout de trois quarts d’heure madame du Barry sortit de ses mains, plus séduisante que la déesse Aphrodite; car elle était beaucoup moins nue, et n’était pas moins belle.
Lorsqu’il eut donné le dernier tour à cet édifice splendide, lorsqu’il en eut éprouvé la solidité, lorsqu’il eut demandé de l’eau pour ses mains et humblement remercié Chon, qui, dans sa joie, le servait comme un monarque, il voulut se retirer.
– Ah! monsieur, dit du Barry, vous saurez que je suis aussi entêté dans mes amours que dans mes haines. J’espère donc maintenant que vous voudrez bien me dire qui vous êtes.
– Vous le savez déjà, monsieur; je suis un jeune homme qui débute et je m’appelle Léonard.
– Qui débute? Sang bleu! vous êtes passé maître, monsieur.
– Vous serez mon coiffeur, monsieur Léonard, dit la comtesse en se mirant dans une petite glace à main, et je vous payerai chaque coiffure de cérémonie cinquante louis. Chon, compte cent louis à monsieur pour la première, il y en aura cinquante de denier à Dieu.
– Je vous le disais bien, madame, que vous feriez ma réputation.
– Mais vous ne coifferez que moi…
– Alors gardez vos cent louis, madame, dit Léonard; je veux ma liberté, c’est à elle que je dois d’avoir eu l’honneur de vous coiffer aujourd’hui. La liberté est le premier des biens de l’homme.
– Un coiffeur philosophe! s’écria du Barry en levant les deux mains au ciel; où allons-nous, Seigneur mon Dieu! où allons-nous? Eh bien! mon cher monsieur Léonard, je ne veux pas me brouiller avec vous, prenez vos cent louis, et gardez votre secret et votre liberté… En voiture, comtesse, en voiture!
Ces mots s’adressaient à madame de Béarn, qui entrait raide et parée comme une châsse, et qu’on venait de tirer de son cabinet juste au moment de s’en servir.
– Allons, allons, dit Jean, qu’on prenne madame à quatre et qu’on la porte doucement au bas des degrés. Si elle pousse un seul soupir, je vous fais étriller.
Pendant que Jean surveillait cette délicate et importante manœuvre, dans laquelle Chon le secondait en qualité de lieutenant, madame du Barry cherchait des yeux Léonard.
Léonard avait disparu.
– Mais par où donc est-il passé? murmura madame du Barry, encore mal revenue de tous les étonnements successifs qu’elle venait d’éprouver.
– Par où il est passé? Mais par le parquet ou par le plafond; c’est par là que passent les génies. Maintenant, comtesse, prenez bien garde que votre coiffure ne devienne un pâté de grives, que votre robe ne se change en toile d’araignée, et que nous n’arrivions à Versailles dans un potiron traîné par deux rats!
Ce fut sur l’énonciation de cette dernière crainte que le vicomte Jean monta à son tour dans le carrosse, où avaient déjà pris place madame la comtesse de Béarn et sa bienheureuse filleule.
Chapitre XXXVIII La présentation
Versailles, comme tout ce qui est grand, est et sera toujours beau.
Que la mousse ronge ses pierres abattues, que ses dieux de plomb, de bronze ou de marbre, gisent disloqués dans ses bassins sans eau, que ses grandes allées d’arbres taillés s’en aillent échevelées vers le ciel, il y aura toujours, fût-ce dans les ruines, un spectacle pompeux et saisissant pour le rêveur ou pour le poète qui, du grand balcon, regardera les horizons éternels après avoir regardé les splendeurs éphémères.
Mais c’était surtout dans sa vie et dans sa gloire que Versailles était splendide à voir. Quand un peuple sans armes, contenu par un peuple de soldats brillants, battait de ses flots les grilles dorées; quand les carrosses de velours, de soie et de satin, aux fières armoiries, roulaient sur le pavé sonore, au galop de leurs chevaux fringants; quand toutes les fenêtres, illuminées comme celles d’un palais enchanté, laissaient voir un monde resplendissant de diamants, de rubis, de saphirs, que le geste d’un seul homme courbait comme fait le vent d’épis d’or entremêlés de blanches marguerites, de coquelicots de pourpre et de bluets d’azur; oui, Versailles était beau, surtout quand il lançait par toutes ses portes des courriers à toutes les puissances, et quand les rois, les princes, les seigneurs, les officiers, les savants du monde civilisé foulaient ses riches tapis et ses mosaïques précieuses.
Mais c’était surtout lorsqu’il se parait pour une grande cérémonie, quand les somptuosités du garde-meuble et les grandes illuminations doublaient la magie de ses richesses, que Versailles avait de quoi fournir aux esprits les plus froids une idée de tous les prodiges que peuvent enfanter l’imagination et la puissance humaines.
Telle était la cérémonie de réception d’un ambassadeur, telle aussi, pour les simples gentilshommes, la cérémonie de la présentation. Louis XIV, créateur de l’étiquette, qui renfermait chacun dans un espace infranchissable, avait voulu que l’initiation aux splendeurs de sa vie royale frappât les élus d’une telle vénération, que jamais ils ne considérassent le palais du roi que comme un temple dans lequel ils avaient le droit de venir adorer le dieu couronné à une place plus ou moins près de l’autel.
Ainsi, Versailles, déjà dégénéré sans doute, mais resplendissant encore, avait ouvert toutes ses portes, allumé tous ses flambeaux, mis à jour toutes ses magnificences pour la présentation de madame du Barry. Le peuple des curieux, peuple affamé, peuple misérable, mais qui oubliait, chose étrange! sa misère et sa faim à l’aspect de tant d’éblouissements, le peuple garnissait toute la place d’Armes et toute l’avenue de Paris. Le château lançait le feu par toutes ses fenêtres, et ses girandoles ressemblaient de loin à des astres nageant dans une poussière d’or.
Le roi sortit de ses appartements à dix heures précises. Il était paré plus que de coutume, c’est-à-dire que ses dentelles étaient plus riches, et que les boucles seules de ses jarretières et de ses souliers valaient un million.
Il avait été instruit par M. de Sartine de la conspiration tramée la veille entre les dames jalouses; aussi son front était-il soucieux; il tremblait de ne voir que des hommes dans la galerie.
Mais il fut bientôt rassuré quand, dans le salon de la reine, destiné spécialement aux présentations, il vit, dans un nuage de dentelles et de poudre où fourmillaient les diamants, d’abord ses trois filles, puis la maréchale de Mirepoix, qui avait fait tant de bruit la veille; enfin, toutes les turbulentes qui avaient juré de rester chez elles, et qui se trouvaient là au premier rang.