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– Vingt ans! murmurèrent plusieurs fantômes, c’est bien long!

Le grand Cophte se retourna vers ces impatients.

– Oui, sans doute, dit-il, c’est bien long pour quiconque se figure qu’on tue un principe comme on tue un homme, avec le couteau de Jacques Clément ou avec le canif de Damiens. Insensés!… le couteau tue l’homme, c’est vrai; mais, pareil à l’acier régénérateur, il tranche un rameau pour en faire jaillir dix autres de la souche, et à la place du cadavre royal couché dans son tombeau, il suscite un Louis XIII, tyran stupide; un Louis XIV, despote intelligent; un Louis XV, idole arrosée des pleurs et du sang de ses adorateurs, comme ces monstrueuses divinités que j’ai vues dans l’Inde écraser avec un monotone sourire les femmes et les enfants qui jettent des guirlandes sur les roues de leur char. Ah! vous trouvez que c’est trop de vingt ans pour effacer le nom de roi du cœur de trente millions d’hommes, qui naguère encore offraient à Dieu la vie de leurs enfants pour racheter celle du petit roi Louis XV! Ah! vous croyez que c’est une tâche facile que de rendre odieuse à la France ces fleurs de lis qui, radieuses comme les étoiles du ciel, caressantes comme les parfums de la fleur qu’elles rappellent, ont porté durant mille ans la lumière, la charité, la victoire, dans tous les coins du monde! Essayez donc, mes frères, essayez: ce n’est pas vingt ans que je vous donne, moi, c’est un siècle!

«Vous êtes épars, tremblants, ignorés les uns des autres; moi seul sais tous vos noms; moi seul estime, pour en faire un tout, vos valeurs divisées; moi seul suis la chaîne qui vous relie dans un grand nœud fraternel. Eh bien! je vous le dis, philosophes, économistes, idéologues, je veux que dans vingt ans ces principes, que vous murmurez à voix basse au foyer de la famille, que vous écrivez, l’œil inquiet, à l’ombre de vos vieilles tours, que vous vous confiez les uns aux autres, le poignard à la main, pour frapper du poignard le traître ou l’imprudent qui répéterait vos paroles plus haut que vous ne le dites; je veux – ces principes- que vous les proclamiez tout haut dans la rue, que vous les imprimiez au grand jour, que vous les fassiez répandre dans toute l’Europe par des émissaires pacifiques, ou au bout des baïonnettes de cinq cent mille soldats qui se lèveront, combattants le la liberté, avec ces principes écrits sur leurs étendards; enfin je veux que vous, qui tremblez au nom de la tour de Londres; vous, au nom des cachots de l’Inquisition; moi, au nom de cette Bastille que je vais affronter, je veux que nous riions de pitié en foulant du pied les ruines de ces effrayantes prisons, sur lesquelles danseront vos femmes et vos enfants. Eh bien! tout cela ne peut se faire qu’après la mort, non pas du monarque, mais de la monarchie, qu’après le mépris des pouvoirs religieux, qu’après l’oubli complet de toute infériorité sociale, qu’après l’extinction enfin des castes aristocratiques et la division des biens seigneuriaux. Je demande vingt ans pour détruire un vieux monde et reconstruire un monde nouveau, vingt ans, c’est-à-dire vingt secondes de l’éternité, et vous dites que c’est trop!»

Un long murmure d’admiration et d’assentiment succéda au discours du sombre prophète. Il était évident qu’il avait conquis toutes les sympathies de ces mystérieux mandataires de la pensée européenne.

Le grand Cophte jouit un instant de son triomphe; puis, lorsqu’il le sentit complet, il reprit:

– Maintenant, frères, voyons, maintenant que je vais attaquer le lion dans son antre; maintenant que je vais vouer ma vie contre la liberté du monde, que ferez-vous pour le succès de la cause à laquelle nous avons voué notre vie, notre fortune et notre liberté? Que ferez-vous? dites. Voilà ce que je suis venu vous demander.

Un silence, effrayant à force de solennité; succéda à ces paroles. On ne voyait dans la sombre salle que d’immobiles fantômes absorbés dans la pensée austère qui devait ébranler vingt trônes.

Les six chefs se détachèrent des groupes et revinrent, après quelques minutes de délibération, vers le chef suprême.

Le président parla le premier.

– Moi, dit-il, je représente la Suède. Au nom de la Suède, j’offre, pour défaire le trône de Wasa, les mineurs qui ont élevé le trône de Wasa, plus cent mille écus d’argent.

Le grand Cophte tira ses tablettes et y inscrivit l’offre qui venait de lui être faite.

Celui qui était à la gauche du président parla à son tour.

– Moi, dit-il, envoyé des cercles irlandais et écossais, je ne puis rien promettre au nom de l’Angleterre, que nous trouverons ardente à nous combattre; mais au nom de la pauvre Irlande, mais au nom de la pauvre Écosse, je promets une contribution de trois mille hommes et de trois mille couronnes par an.

Le chef suprême écrivit cette offre à côté de l’offre précédente.

– Et vous? dit-il au troisième chef.

– Moi, répondit celui-ci, dont la vigueur et la rude activité se trahissaient sous la robe gênante de l’initié, moi, je représente l’Amérique, dont chaque pierre, chaque arbre, chaque goutte d’eau, chaque goutte de sang appartient à la révolte. Tant que nous aurons de l’or, nous le donnerons; tant que nous aurons du sang, nous le verserons; seulement nous ne pouvons agir que lorsque nous serons libres. Divisés, parqués, numérotés comme nous sommes, nous représentons une chaîne gigantesque aux anneaux séparés. Il faudrait qu’une main puissante soudât les deux premiers chaînons, les autres se souderaient bien d’eux-mêmes. C’est donc par nous qu’il faudrait commencer, très vénérable maître. Si vous voulez faire les Français libres de la royauté, faites-nous d’abord libres de la domination étrangère.

– Ainsi sera-t-il fait, répondit le grand Cophte; vous serez libres les premiers, et la France vous y aidera. Dieu a dit dans toutes les langues: «Aidez-vous les uns les autres.» Attendez donc. Pour vous, frère, au moins, l’attente ne sera pas longue, je vous en réponds.

Puis il se tourna vers le député de la Suisse.

– Moi, dit celui-ci, je ne puis rien promettre que ma contribution personnelle. Les fils de notre république sont depuis longtemps les alliés de la monarchie française; ils lui vendent leur sang depuis Marignan et Pavie; ce sont de fidèles débiteurs: ils livreront ce qu’ils ont vendu. Pour la première fois, très vénérable grand maître, j’ai honte de notre loyauté.

– Soit, répondit le grand Cophte, nous vaincrons sans eux et malgré eux. À votre tour, député de l’Espagne.

– Moi, dit celui-ci, je suis pauvre, je n’ai que trois mille frères à donner; mais ils contribueront chacun pour mille réaux par an. L’Espagne est un pays paresseux, où l’homme sait dormir sur un lit de douleurs, pourvu qu’il dorme.

– Bien, dit le Cophte. Et vous?

– Moi, répondit celui auquel il s’adressait, moi, je représente la Russie et les cercles polonais. Nos frères sont des riches mécontents ou de pauvres serfs voués à un travail sans repos et à une mort prématurée. Je ne puis rien promettre au nom des serfs, puisqu’ils ne possèdent rien, pas même la vie; mais je promets pour trois mille riches vingt louis par chaque tête pour chaque année.