Les autres députés vinrent à leur tour: chacun représentait soit un petit royaume, soit une grande principauté, soit un pauvre État, chacun fit inscrire son offre sur les tablettes du chef suprême et s’engagea par serment à tenir ce qu’il avait promis.
– Maintenant, dit le grand Cophte, le mot d’ordre, symbolisé par les trois lettres auxquelles vous m’avez reconnu, déjà donné dans une partie de l’univers, va se répandre dans l’autre. Que chaque initié porte ces trois lettres non seulement dans son cœur, mais sur son cœur, car nous souverain maître des loges d’orient et d’occident, nous ordonnons la ruine des lis. Je te l’ordonne, à toi frère de Suède, à toi frère d’Écosse, à toi frère d’Amérique, à toi frère de Suisse, à toi frère d’Espagne, et à toi frère de Russie, LILIA PEDIBUS DESTRUE.
Une acclamation puissante comme la voix de la mer mugit au fond de l’antre, et s’échappa en rafales lugubres dans les gorges de la montagne.
– Et maintenant, au nom du père et du maître, retirez-vous, dit le chef suprême quand le murmure eut été apaisé, regagnez avec ordre les souterrains qui aboutissent aux carrières du Mont-Tonnerre, et les uns par la rivière, les autres par le bois, le reste par la vallée, dispersez-vous avant le lever du soleil. Vous me reverrez encore une fois et ce sera le jour de notre triomphe. Allez!
Puis il termina cette allocution par un geste maçonnique que comprirent seuls les six chefs principaux, de sorte qu’ils demeurèrent autour du grand Cophte, après que les initiés d’ordre inférieur eurent disparu.
Alors le chef suprême prit le Suédois à part.
– Swedenborg, lui dit-il, tu es véritablement un homme inspiré, et Dieu te remercie par ma voix. Envoie l’argent en France à l’adresse que je t’indiquerai.
Le président salua humblement et s’éloigna stupéfait de cette seconde vue qui avait révélé son nom au grand Cophte.
– Salut, brave Fairfax, continua-t-il, vous êtes le digne fils de votre aïeul. Recommandez-moi au souvenir de Washington la première fois que vous lui écrirez.
Fairfax s’inclina à son tour, et se retira sur le pas de Swedenborg.
– Viens, Paul Jones, dit le Cophte à l’Américain, viens, car tu as bien parlé; j’attendais cela de toi Tu seras un des héros de l’Amérique. Qu’elle et toi se tiennent prêts au premier signal.
Et l’Américain, frissonnant comme sous le souffle d’un dieu, se retira à son tour.
– À toi, Lavater, continua l’élu; abjure les théories, car il est temps de passer à la pratique; n’étudie plus ce qu’est l’homme, mais ce que l’homme peut être. Va, et malheur à ceux de tes frères qui se lèveront contre nous, car la colère du peuple sera rapide et dévorante comme celle de Dieu!
Le député suisse s’inclina tremblant et disparut.
– Écoute-moi, Ximénès, fit ensuite le Cophte s’adressant à celui qui avait parlé au nom de l’Espagne; tu es zélé, mais tu te défies; ton pays dort, dis-tu; mais c’est parce qu’on ne le réveille pas. Va, la Castille est toujours la patrie du Cid.
Le dernier s’avança à son tour; mais il n’avait pas fait trois pas que le Cophte l’avait arrêté du geste.
– Toi, Scieffort de Russie, tu trahiras ta cause avant un mois; mais dans un mois tu seras mort.
L’envoyé moscovite tomba à genoux; mais le grand Cophte le releva d’un geste de menace, et le condamné de l’avenir sortit en chancelant.
Alors, resté seul, l’homme étrange que nous avons introduit dans ce drame pour en être le principal personnage regarda autour de lui, et voyant la salle de réception vide et silencieuse, il ferma sa redingote de velours noir aux boutonnières brodées, assura son chapeau sur sa tête, poussa le ressort de la porte de bronze qui s’était refermée derrière lui, s’engagea dans les défilés de la montagne comme si depuis longtemps ces défilés lui étaient connus; puis, arrivé à la forêt, quoiqu’il n’eût ni guide, ni lumière, il la franchit comme si une main invisible le guidait.
Arrivé de l’autre côté de la lisière du bois, il chercha des yeux son cheval, et ne le voyant point, il écouta: il lui sembla alors entendre un hennissement lointain. Un coup de sifflet modulé d’une certaine façon sortit alors de la bouche du voyageur. Un instant après on eût pu voir Djérid accourir dans l’ombre, fidèle et obéissant comme un chien joyeux. Le voyageur s’élança légèrement sur lui, et tous deux, emportés d’une course rapide, disparurent bientôt, confondus avec la bruyère sombre qui s’étend entre Danenfels et la cime du Mont-Tonnerre.
Chapitre I L’orage
Huit jours après la scène que nous venons de raconter, vers cinq heures du soir à peu près, une voiture attelée de quatre chevaux et conduite par deux postillons sortait de Pont-à-Mousson, petite ville située entre Nancy et Metz. Elle venait de relayer à l’hôtel de la Poste, et malgré les instances sans résultat d’une hôtesse accorte qui, sur le seuil de sa maison, guettait les voyageurs attardés, elle continuait sa route vers Paris.
Les quatre chevaux qui l’entraînaient eurent à peine disparu à l’angle de la rue avec la lourde machine, que vingt enfants et dix commères, qui avaient stationné autour de ce coche pendant les quelques minutes qu’il avait mis à relayer, rentrèrent dans leurs demeures respectives, avec des gestes et des exclamations qui décelaient chez les uns une hilarité excessive et chez les autres un profond étonnement.
C’est que rien de pareil à cette voiture n’avait encore traversé le pont, que cinquante ans auparavant le bon roi Stanislas avait fait jeter sur la Moselle, pour établir de plus faciles communications entre son petit royaume et la France. Nous n’en exceptons pas même ces curieux fourgons d’Alsace, qui, aux jours de foire, amenaient de Phalsbourg les phénomènes à deux têtes, les ours dansants et les tribus nomades de ses saltimbanques, bohémiens des pays civilisés.
En effet, sans être un enfant frivole et railleur, une vieille médisante et curieuse, on pouvait s’arrêter avec surprise en voyant passer ce monumental véhicule, qui, suspendu sur ses quatre roues de pareil diamètre et soutenu par de solides ressorts, avançait néanmoins avec assez de rapidité pour justifier cette exclamation échappée aux spectateurs:
– Voilà une singulière voiture pour courir la poste!
Que nos lecteurs, qui fort heureusement pour eux ne l’ont pas vue passer, nous permettent de la leur décrire.
D’abord la caisse principale (nous disons la caisse principale, parce que cette caisse était précédée d’une manière de cabriolet), d’abord la caisse principale, disons-nous, était peinte en bleu clair et portait en pleins panneaux un élégant tortil, surmontant un J et un B artistement entrelacés.
Deux fenêtres, nous disons des fenêtres et non des portières, deux fenêtres, avec des rideaux de mousseline blanche, donnaient du jour dans l’intérieur; seulement ces fenêtres, à peu près invisibles au profane vulgaire, étaient pratiquées dans la partie antérieure de cette caisse et donnaient dans le cabriolet. Un grillage permettait à la fois de causer avec l’être, quel qu’il fût, qui habitait cette caisse, et de s’appuyer, ce qu’on n’eût pu faire avec sécurité sans cette précaution, et de s’appuyer, disons-nous, contre les vitres sur lesquelles étaient tendus ces rideaux.