– Alors vous ne déposeriez pas devant le roi ou devant M. de Choiseul contre M. Philippe de Taverney?
– À quel propos?
– À propos de son duel avec mon frère.
– Je dirais ce que je sais, madame, si j’étais appelé à déposer.
– Et que savez-vous?
– La vérité.
– Voyons, qu’appelez-vous la vérité? C’est un mot bien plastique.
– Jamais pour celui qui sait distinguer le bien du mal, le juste de l’injuste.
– Je comprends: le bien… c’est M. Philippe de Taverney; le mal… c’est M. le vicomte du Barry.
– Oui, madame, à mon avis, et selon ma conscience, du moins.
– Voilà ce que j’ai recueilli en chemin! dit Chon avec aigreur; voilà comment me récompense celui qui me doit la vie!
– C’est-à-dire, madame, celui qui ne vous doit pas la mort.
– C’est la même chose.
– C’est bien différent, au contraire.
– Comment cela?
– Je ne vous dois pas la vie; vous avez empêché vos chevaux de me l’ôter, voilà tout, et encore ce n’est pas vous, c’est le postillon.
Chon regarda fixement le petit logicien qui marchandait si peu avec les termes.
– J’aurais attendu, dit-elle en adoucissant son sourire et sa voix, un peu plus de galanterie de la part d’un compagnon de voyage qui savait si bien, pendant la route, trouver mon bras sous un coussin et mon pied sur son genou.
Chon était si provocante avec cette douceur et cette familiarité, que Gilbert oublia Zamore, le tailleur et le déjeuner auquel on avait oublié de l’inviter.
– Allons! allons, nous voilà redevenu gentil, dit Chon en prenant le menton de Gilbert dans sa main. Vous témoignerez contre Philippe de Taverney, n’est-ce pas?
– Oh! pour cela, non, fit Gilbert. Jamais!
– Pourquoi donc, entêté?
– Parce que M. le vicomte Jean a eu tort.
– Et en quoi a-t-il eu tort, s’il vous plaît?
– En insultant la dauphine. Tandis qu’au contraire, M. Philippe de Taverney…
– Eh bien?
– Avait raison en la défendant.
– Ah! nous tenons pour la dauphine, à ce qu’il semble?
– Non, je tiens pour la justice.
– Vous êtes un fou, Gilbert! taisez-vous, qu’on ne vous entende point parler ainsi dans ce château.
– Alors dispensez-moi de répondre quand vous m’interrogerez.
– Changeons de conversation, en ce cas.
Gilbert s’inclina en signe d’assentiment.
– Ça, petit garçon, demanda la jeune femme d’un ton de voix assez dur, que comptez-vous faire ici, si vous ne vous y rendez agréable?
– Faut-il me rendre agréable en me parjurant?
– Mais où donc allez-vous prendre tous ces grands mots-là?
– Dans le droit que chaque homme a de rester fidèle à sa conscience.
– Bah! dit Chon, quand on sert un maître, ce maître assume sur lui toute responsabilité.
– Je n’ai pas de maître, grommela Gilbert.
– Et au train dont vous y allez, petit niais, dit Chon en se levant comme une belle paresseuse, vous n’aurez jamais de maîtresse. Maintenant, je répète ma question, répondez-y catégoriquement: que comptez-vous faire chez nous?
– Je croyais qu’il n’était pas besoin de se rendre agréable quand on pouvait se rendre utile.
– Et vous vous trompez: on ne rencontre que des gens utiles, et nous en sommes las.
– Alors je me retirerai.
– Vous vous retirerez?
– Oui sans doute; je n’ai point demandé à venir, n’est-ce pas? Je suis donc libre.
– Libre! s’écria Chon, qui commençait à se mettre en colère de cette résistance à laquelle elle n’était pas habituée. Oh! que non!
La figure de Gilbert se contracta.
– Allons, allons, dit la jeune femme, qui vit au froncement de sourcils de son interlocuteur qu’il ne renonçait pas facilement à sa liberté. Allons, la paix!… Vous êtes un joli garçon, très vertueux, et en cela vous serez très divertissant, ne fût-ce que par le contraste que vous ferez avec tout ce qui nous entoure. Seulement, gardez votre amour pour la vérité.
– Sans doute, je le garderai, dit Gilbert.
– Oui; mais nous entendons la chose de deux façons différentes. Je dis: gardez-le pour vous, et n’allez pas célébrer votre culte dans les corridors de Trianon ou dans les antichambres de Versailles.
– Hum! fit Gilbert.
– Il n’y a pas de hum! Vous n’êtes pas si savant, mon petit philosophe, que vous ne puissiez apprendre beaucoup de choses d’une femme; et d’abord, premier axiome: on ne ment pas en se taisant; retenez bien ceci.
– Mais si l’on m’interroge?
– Qui cela? Êtes-vous fou, mon ami? Bon Dieu! qui songe donc à vous au monde, si ce n’est moi? Vous n’avez pas encore d’école, ce me semble, monsieur le philosophe. L’espèce dont vous faites partie est encore rare. Il faut courir les grands chemins et battre les buissons pour trouver vos pareils. Vous demeurerez avec moi, et je ne vous donne pas quatre fois vingt-quatre heures pour que nous vous voyions transformé en courtisan parfait.
– J’en doute, répondit impérieusement Gilbert.
Chon haussa les épaules.
Gilbert sourit.
– Mais brisons là, reprit Chon; d’ailleurs, vous n’avez besoin de plaire qu’à trois personnes.
– Et ces trois personnes sont?
– Le roi, ma sœur et moi.
– Que faut-il faire pour cela?
– Vous avez vu Zamore? demanda la jeune femme évitant de répondre directement à la question.
– Ce nègre? fit Gilbert avec un profond mépris.
– Oui, ce nègre.
– Que puis-je avoir de commun avec lui?
– Tâchez que ce soit la fortune, mon petit ami. Ce nègre a déjà deux mille livres de rente sur la cassette du roi. Il va être nommé gouverneur du château de Luciennes, et tel qui a ri de ses grosses lèvres et de sa couleur lui fera la cour, l’appellera monsieur et même monseigneur.
– Ce ne sera pas moi, madame, fit Gilbert.
– Allons donc! dit Chon, je croyais qu’un des premiers préceptes des philosophes était que tous les hommes sont égaux?
– C’est pour cela que je n’appellerai pas Zamore monseigneur.
Chon était battue par ses propres armes. Elle se mordit les lèvres à son tour.
– Ainsi, vous n’êtes pas ambitieux? dit-elle.
– Si fait! dit Gilbert les yeux étincelants, au contraire.
– Et votre ambition, si je me souviens bien, était d’être médecin?
– Je regarde la mission de porter secours à ses semblables comme la plus belle qu’il y ait au monde.
– Eh bien! votre rêve sera réalisé.
– Comment cela?
– Vous serez médecin, et médecin du roi, même.