– Bah! phraséologie, style de Diderot et de Marmontel; vous êtes un menteur, monsieur.
– Eh bien! oui, dit Gilbert, je suis un menteur, monsieur, et tant pis pour vous si vous ne comprenez pas un pareil mensonge. Un menteur! un menteur!… Ah! je pars… adieu! Je pars désespéré, et vous aurez mon désespoir sur la conscience.
Rousseau se caressait le menton en regardant ce jeune homme, qui avait avec lui-même de si frappantes analogies.
– Voilà un grand cœur ou un grand fourbe, se dit-il; mais, après tout, si l’on conspire contre moi, pourquoi ne tiendrais-je pas dans ma main les fils de la conspiration?
Gilbert avait fait quatre pas vers la porte, et, la main posée sur la serrure, il attendait un dernier mot qui le chassât tout à fait ou qui le rappelât.
– Assez sur ce sujet, mon fils, dit Rousseau. Si vous êtes amoureux au point que vous le dites, hélas! tant pis pour vous. Mais voilà qu’il se fait tard, vous avez perdu la journée d’hier, nous avons trente pages de copie à faire aujourd’hui entre nous deux. Alerte, Gilbert, alerte!
Gilbert saisit la main du philosophe et l’appuya contre ses lèvres; il n’en eût certes pas tant fait de la main d’un roi.
Mais, avant de sortir, et tandis que Gilbert tout ému se tenait contre la porte, Rousseau s’approcha une dernière fois de la fenêtre et regarda les deux jeunes filles.
En ce moment, Andrée justement venait de laisser tomber son peignoir, et prenait une robe des mains de Nicole.
Elle vit cette tête pâle, ce corps immobile, fit un brusque mouvement en arrière et ordonna à Nicole de fermer la fenêtre.
Nicole obéit.
– Allons, dit Rousseau, ma vieille tête lui a fait peur; cette jeune figure ne l’effrayait pas tantôt. Oh! belle jeunesse! ajouta-t-il en soupirant:
O gioventù primavera del età!
O primavera gioventù del anno! [3]
Et rattachant au clou la robe de Thérèse, il descendit mélancoliquement l’escalier sur les pas de Gilbert, contre la jeunesse duquel il eût peut-être échangé en ce moment cette réputation qui balançait celle de Voltaire, et partageait avec elle l’admiration du monde entier.
Chapitre LV La maison de la rue Saint-Claude
La rue Saint-Claude, dans laquelle le comte de Fœnix avait donné rendez-vous au cardinal de Rohan, n’était pas tellement différente à cette époque de ce qu’elle est maintenant, qu’on n’y puisse retrouver encore les vestiges des localités que nous allons essayer de peindre.
Elle aboutissait, comme elle le fait aujourd’hui, à la rue Saint-Louis et au boulevard, passant par cette même rue Saint-Louis entre le couvent des Filles du Saint-Sacrement et l’hôtel de Voysins, tandis qu’aujourd’hui elle sépare à son bout une église et un magasin d’épiceries.
Comme aujourd’hui, elle rejoignait le boulevard par une pente assez rapide.
Elle était riche de quinze maisons et de sept lanternes.
Deux impasses s’y remarquaient.
L’une, à gauche, et celle-là formait enclave sur l’hôtel de Voysins; l’autre, à droite, nord, sur le grand jardin des Filles du Saint-Sacrement.
Cette dernière impasse, ombragée à droite par les arbres du couvent, était bordée à gauche par le grand mur gris d’une maison qui s’élevait dans la rue Saint-Claude.
Ce mur, semblable au visage d’un cyclope, n’avait qu’un œil, ou, si l’on aime mieux, qu’une fenêtre, encore cette fenêtre, treillissée, grillagée, barrée, était-elle abominablement noire.
Juste au-dessous de cette fenêtre qui jamais ne s’ouvrait, on le voyait aux toiles d’araignée qui la tapissaient au dehors; juste au dessous de cette fenêtre, disons-nous, était une porte garnie de larges clous et d’un marteau en tête de griffon, laquelle indiquait, non point qu’on entrait, mais qu’on pouvait entrer de ce côté dans la maison.
Pas d’habitations dans ce cul-de-sac; deux habitants seulement: un savetier dans une boîte de bois et une ravaudeuse dans un tonneau, tous deux s’abritant sous les acacias du couvent, qui, dès neuf heures du matin, versaient une large fraîcheur au sol poudreux.
Le soir, la ravaudeuse regagnait son domicile; le savetier cadenassait son palais, et rien ne surveillait plus la ruelle, sinon l’œil sombre et morne de cette fenêtre dont nous avons déjà parlé.
Outre la porte que nous avons dite, la maison que nous avons entrepris de décrire le plus exactement possible avait une entrée principale dans la rue Saint-Claude. Cette entrée, qui était une porte cochère avec des sculptures d’un relief qui rappelait l’architecture du temps de Louis XIII, était ornée de ce marteau à tête de griffon que le comte de Fœnix avait indiqué comme renseignement positif au cardinal de Rohan.
Quant aux fenêtres, elles avaient vue sur le boulevard, et, dès le matin, étaient visitées pour le soleil levant.
Paris, à cette époque, et dans ce quartier surtout, n’était pas bien sûr. On ne s’étonnait donc pas d’y voir les fenêtres grillées et les murailles hérissées d’artichauts de fer.
Nous disons cela parce que le premier étage de notre maison ne ressemblait pas mal à une forteresse. Contre les ennemis, contre les larrons et contre les amants, il offrait des balcons de fer aux mille pointes acérées; un fossé profond ceignait le bâtiment du côté du boulevard, et quant à parvenir dans ce fort par la rue, il eût fallu des échelles de trente pieds pour y parvenir. Le mur en avait trente-deux, et il masquait ou plutôt enterrait la cour d’honneur.
Cette maison, devant laquelle tout passant, étonné, inquiet et curieux, s’arrêterait aujourd’hui, n’avait cependant point, en 1770, un aspect bien étrange. Tout au contraire, elle était en harmonie avec le quartier, et si les bons habitants de la rue Saint-Louis et les habitants non moins bons de la rue Saint-Claude fuyaient les alentours de cet hôtel, ce n’était point à cause de l’hôtel lui-même, car sa réputation était encore intacte, mais à cause du boulevard désert de la porte Saint-Louis, assez mal famé, et du pont aux Choux, dont les deux arches, jetées sur un égout, paraissaient à tout Parisien un peu au courant des traditions les infranchissables colonnes de Gadés.
En effet, le boulevard, de ce côté, ne conduisait à rien qu’à la Bastille. On n’y voyait pas dix maisons en l’espace d’un quart de lieue: aussi l’édilité n’ayant pas jugé à propos d’éclairer ce rien, ce vide, ce néant, passé huit heures l’été et quatre heures l’hiver, c’était le chaos, plus les voleurs.
Ce fut cependant par ce boulevard, le soir, vers neuf heures, que rentra un carrosse rapide, trois quarts d’heure environ après la visite de Saint-Denis.
Les armes du comte de Fœnix décoraient les panneaux de ce carrosse.
Quant au comte, il précédait le carrosse à vingt pas, monté sur Djérid, qui faisait siffler sa longue queue en aspirant la chaleur opaque du pavé poudreux.
Dans le carrosse aux rideaux fermés reposait Lorenza, endormie sur des coussins.
La porte s’ouvrit comme par enchantement devant le bruit des roues, et le carrosse, après s’être engouffré dans les noires profondeurs de la rue Saint Claude, disparut dans la cour de la maison que nous venons de décrire.