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– Elle n’y est plus.

– Suivez la route que nous avons suivie.

– Je la suis.

– Voyez-vous des carrosses sur la route?

– Oh! oui, plusieurs.

– Et dans ces carrosses reconnaissez-vous le cardinal?

– Non.

– Rapprochez-vous de Paris.

– Je m’en rapproche.

– Encore.

– Oui.

– Encore.

– Ah! je le vois.

– Où cela?

– À la Barrière.

– Est-il arrêté?

– Il s’arrête en ce moment. Un valet de pied descend de derrière la voiture.

– Il lui parle?

– Il va lui parler.

– Écoutez, Lorenza. Il est important que je sache ce que le cardinal a dit à cet homme.

– Vous ne m’avez pas ordonné d’écouter à temps. Mais attendez, attendez, le valet de chambre parle au cocher.

– Que lui dit-il?

– Rue Saint-Claude, au Marais, par le boulevard.

– Bien, Lorenza, merci.

Le comte écrivit quelques mots sur un papier, plia le papier autour d’une petite plaque de cuivre, destinée sans doute à lui donner du poids, tira le cordon d’une sonnette, poussa un bouton au-dessous duquel s’ouvrit une gueule, laissa glisser le billet dans l’ouverture, qui se referma après l’avoir englouti.

C’était la manière dont le comte, lorsqu’il était enfermé dans les chambres intérieures, correspondait avec Fritz.

Puis, revenant à Lorenza:

– Merci, répéta-t-il.

– Tu es donc content de moi? demanda la jeune femme.

– Oui, chère Lorenza!

– Eh bien, ma récompense alors!

Balsamo sourit et approcha ses lèvres de celles de Lorenza, dont tout le corps frissonna au voluptueux contact.

– Oh! Joseph! Joseph! murmura-t-elle avec un soupir presque douloureux. Joseph! que je t’aime!

Et la jeune femme étendit ses deux bras pour serrer Balsamo contre son cœur.

Chapitre LVI La double existence – Le sommeil

Balsamo se recula vivement, les deux bras de Lorenza ne saisirent que l’air et retombèrent en croix sur sa poitrine.

– Lorenza, dit Balsamo, veux-tu causer avec ton ami?

– Oh! oui, dit-elle; mais parle-moi toi-même souvent… j’aime tant ta voix!

– Lorenza, tu m’as dit souvent que tu serais bien heureuse si tu pouvais vivre avec moi, séparée du monde entier.

– Oui, ce serait le bonheur.

– Eh bien, j’ai réalisé ton vœu, Lorenza. Dans cette chambre, nul ne peut nous poursuivre, nul ne peut nous atteindre; nous sommes seuls, bien seuls.

– Ah! tant mieux.

– Dis-moi si cette chambre est de ton goût.

– Ordonne-moi de voir alors.

– Vois!

– Oh! la charmante chambre! dit-elle.

– Elle te plaît donc? demanda le comte avec douceur.

– Oh! oui: voilà mes fleurs favorites, mes héliotropes vanille, mes roses pourpres, mes jasmins de la Chine. Merci, mon tendre Joseph; que tu es bon!

– Je fais ce que je peux pour te plaire, Lorenza.

– Oh! tu fais cent fois plus que je ne mérite.

– Tu en conviens donc?

– Oui.

– Tu avoues donc que tu as été bien méchante?

– Bien méchante! Oh! oui. Mais tu me pardonnes, n’est-ce pas?

– Je te pardonnerai quand tu m’auras expliqué cet étrange mystère contre lequel je lutte depuis que je te connais.

– Écoute, Balsamo. C’est qu’il y a en moi deux Lorenza bien distinctes: une qui t’aime et une qui te déteste, comme il y a en moi deux existences opposées: l’une pendant laquelle j’absorbe toutes les joies du paradis, l’autre pendant laquelle j’éprouve tous les tourments de l’enfer.

– Et ces deux existences sont, l’une, le sommeil, n’est-ce pas, et l’autre, la veille?

– Oui.

– Et tu m’aimes quand tu dors, et tu me détestes quand tu veilles?

– Oui.

– Pourquoi cela?

– Je ne sais.

– Tu dois le savoir.

– Non.

– Cherche bien, regarde en toi-même, sonde ton propre cœur.

– Ah! oui… Je comprends maintenant.

– Parle.

– Quand Lorenza veille, c’est la Romaine, c’est la fille superstitieuse de l’Italie; elle croit que la science est un crime et l’amour un péché. Alors elle a peur du savant Balsamo, elle a peur du beau Joseph. Son confesseur lui a dit qu’en t’aimant elle perdrait son âme, et elle te fuira, toujours, sans cesse, jusqu’au bout du monde.

– Et quand Lorenza dort?

– Oh! c’est autre chose alors; elle n’est plus romaine, elle n’est plus superstitieuse, elle est femme, Alors elle voit dans le cœur et dans l’esprit de Balsamo. elle voit que ce génie rêve des choses sublimes. Alors elle comprend combien elle est peu de chose, comparée à lui. Et elle voudrait vivre et mourir près de lui, afin que l’avenir prononçât tout bas le nom de Lorenza, en même temps qu’il prononcera tout haut le nom de… Cagliostro!

– C’est donc sous ce nom que je deviendrai célèbre?

– Oui, oui, c’est sous ce nom.

– Chère Lorenza! tu aimeras donc ce nouveau logement?

– Il est bien plus riche que tous ceux que tu m’as déjà donnés; mais ce n’est pas pour cela que je l’aime.

– Et pourquoi l’aimes-tu?

– Parce que tu promets de l’habiter avec moi.

– Ah! quand tu dors, tu sais donc bien que je t’aime ardemment, avec passion?

La jeune femme ramena contre elle ses deux genoux qu’elle prit dans ses bras, et, tandis qu’un pâle sourire effleurait ses lèvres:

– Oui, je le vois, dit-elle. Oui, je le vois, et cependant, cependant, ajouta-t elle avec un soupir, il y a quelque chose que tu aimes plus que Lorenza.

– Et quoi donc? demanda Balsamo en tressaillant.

– Ton rêve.

– Dis mon œuvre.

– Ton ambition.

– Dis ma gloire.

– Oh! mon Dieu! mon Dieu!

Le cœur de la jeune femme s’oppressa, des larmes silencieuses coulèrent à travers ses paupières fermées.

– Que vois-tu donc? demanda Balsamo, étonné de cette effrayante lucidité qui parfois l’épouvantait lui-même.

– Oh! je vois des ténèbres parmi lesquelles glissent des fantômes; il y en a qui tiennent à la main leurs têtes couronnées, et toi, toi, tu es au milieu de tout cela, comme un général au milieu de la mêlée. Il me semble que tu as les pouvoirs de Dieu, tu commandes, et l’on obéit.

– Eh bien, dit Balsamo avec joie, cela ne te rend pas fière de moi?

– Oh! tu es assez bon pour ne pas être grand. D’ailleurs, je me cherche dans tout ce monde qui t’entoure, et je ne me vois pas. Oh! je n’y serai plus… Je n’y serai plus, murmura-t-elle tristement.