– Et où seras-tu?
– Je serai morte.
Balsamo frissonna.
– Toi morte, ma Lorenza? s’écria-t-il. Non, non, nous vivrons ensemble et pour nous aimer.
– Tu ne m’aimes pas.
– Oh! si fait.
– Pas assez, du moins, pas assez! s’écria-t-elle en saisissant de ses deux bras la tête de Joseph. Pas assez, ajouta-t-elle en appuyant sur son front des lèvres ardentes qui multipliaient leurs caresses.
– Que me reproches-tu?
– Ta froideur. Vois, tu te recules. Est-ce que je te brûle avec mes lèvres, que tu fuis devant mes baisers? Oh! rends-moi ma tranquillité de jeune fille, mon couvent de Subiaco, les nuits de ma cellule solitaire. Rends-moi les baisers que tu m’envoyais sur l’aile des brises mystérieuses, et que, dans mon sommeil, je voyais venir à moi comme des sylphes aux ailes d’or, et qui fondaient mon âme dans les délices.
– Lorenza! Lorenza!
– Oh! ne me fuis pas, Balsamo, ne me fuis pas, je t’en supplie; donne-moi ta main, que je la presse, tes yeux, que je les embrasse; je suis ta femme, enfin!
– Oui, oui, ma Lorenza chérie, oui, tu es ma femme bien-aimée.
– Et tu souffres que je passe ainsi près de toi, inutile, délaissée! Tu as une fleur chaste et solitaire dont le parfum t’appelle, et tu repousses son parfum! Ah! je le sens bien, je ne suis rien pour toi.
– Tu es tout, au contraire, ma Lorenza, puisque c’est toi qui fais ma force, ma puissance, mon génie, puisque sans toi je ne pourrais plus rien. Cesse donc de m’aimer de cette fièvre insensée qui trouble les nuits des femmes de ton pays. Aime-moi comme je t’aime, moi.
– Oh! ce n’est pas de l’amour, ce n’est pas de l’amour que tu as pour moi.
– C’est au moins tout ce que je demande de toi; car tu me donnes tout ce que je désire, car cette possession de l’âme me suffit pour être heureux.
– Heureux! dit Lorenza d’un air de mépris; tu appelles cela être heureux?
– Oui, car, pour moi, être heureux, c’est être grand.
Lorenza poussa un long soupir.
– Oh! si tu savais ce que c’est, ma douce Lorenza, que de lire à découvert dans le cœur des hommes pour les dominer avec leurs propres passions!
– Oui, je vous sers à cela, je le sais bien.
– Ce n’est pas tout. Tes yeux lisent pour moi dans le livre fermé de l’avenir. Ce que je n’ai pu apprendre avec vingt années de labeurs et de misères, toi, ma douce colombe, innocente et pure, quand tu veux, tu me l’apprends. Mes pas, sur lesquels tant d’ennemis jettent des embûches, tu les éclaires; mon esprit, dont dépendent ma vie, ma fortune, ma liberté, tu le dilates comme l’œil du lynx qui voit pendant la nuit. Tes beaux yeux, en se fermant au jour de ce monde, s’ouvrent à une clarté surhumaine! Ils veillent pour moi. C’est toi qui me fais libre, qui me fais riche, qui me fais puissant.
– Et toi, en échange, tu me fais malheureuse! s’écria Lorenza tout éperdue d’amour.
Et, plus avide que jamais, elle entoura de ses deux bras Balsamo, qui, lui-même, tout imprégné de la flamme électrique, ne résistait plus que faiblement.
Il fit cependant un effort, et dénoua le lien vivant qui l’enveloppait.
– Lorenza! Lorenza! dit-il, par pitié!…
– Je suis ta femme, s’écria-t-elle, et non ta fille! Aime-moi comme un époux aime sa femme, et non comme mon père m’aimait.
– Lorenza, dit Balsamo tout frémissant lui-même de désirs, ne me demande pas, je t’en supplie, un autre amour que celui que je te puis donner.
– Mais, s’écria la jeune femme en levant ses deux bras désespérés au ciel, ce n’est point de l’amour, cela, ce n’est point de l’amour!
– Oh! si, c’est de l’amour… mais de l’amour saint et pur, comme on le doit à une vierge.
La jeune femme fit un brusque mouvement qui déroula les longues nattes de ses cheveux noirs. Son bras, si blanc et si nerveux à la fois, s’élança presque menaçant vers le comte.
– Oh! que signifie donc cela? dit-elle d’une voix brève et désolée. Et pourquoi m’as-tu fait abandonner mon pays, mon nom, ma famille, tout, jusqu’à mon Dieu? Car ton Dieu ne ressemble pas au mien. Pourquoi as-tu pris sur moi cet empire absolu, qui fait de moi ton esclave, qui fait de ma vie ta vie, de mon sang ton sang? Entends-tu bien? Pourquoi as-tu fait toutes ces choses, si c’est pour m’appeler la vierge Lorenza?
Balsamo soupira à son tour, écrasé sous l’immense douleur de cette femme au cœur brisé.
– Hélas! dit-il, c’est ta faute, ou plutôt la faute de Dieu. Pourquoi Dieu a-t-il fait de toi cet ange au regard infaillible à l’aide duquel je soumettrai l’univers? Pourquoi lis-tu dans tous les cœurs au travers de leur enveloppe matérielle comme on lit une page derrière une vitre? C’est parce que tu es l’ange de pureté, Lorenza! c’est parce que tu es le diamant sans tache, c’est parce que rien ne fait ombre en ton esprit; c’est que Dieu, voyant cette forme immaculée, pure et radieuse, comme celle de sa sainte Mère, veut bien y laisser descendre, quand je l’invoque, au nom des éléments qu’il a faits, son Saint-Esprit, qui d’ordinaire plane au-dessus des êtres vulgaires et sordides, faute de trouver en eux une place sans souillure sur laquelle il puisse se reposer. Vierge, tu es voyante, ma Lorenza; femme, tu ne serais plus que matière.
– Et tu n’aimes pas mieux mon amour, s’écria Lorenza en frappant avec rage dans ses belles mains, qui s’empourprèrent, et tu n’aimes pas mieux mon amour que tous les rêves que tu poursuis, que toutes les chimères que tu crées? Et tu me condamnes à la chasteté de la religieuse, avec les tentations de l’ardeur inévitable de ta présence? Ah! Joseph, Joseph, tu commets un crime! c’est moi qui te le dis.
– Ne blasphème pas, ma Lorenza, s’écria Balsamo; car, comme toi, je souffre. Tiens, tiens, lis dans mon cœur, je le veux, et dis encore que je ne t’aime pas.
– Mais alors, pourquoi résistes-tu à toi-même?
– Parce que je veux t’élever avec moi sur le trône du monde.
– Oh! ton ambition, Balsamo, murmura la jeune femme, ton ambition te donnera-t-elle jamais ce que te donne mon amour?
Éperdu à son tour, Balsamo laissa aller sa tête sur la poitrine de Lorenza.
– Oh! oui, oui, s’écria-t-elle, oui, je vois enfin que tu m’aimes plus que ton ambition, plus que ta puissance, plus que ton espoir. Oh! tu m’aimes comme je t’aime, enfin!
Balsamo essaya de secouer le nuage enivrant qui commençait à noyer sa raison. Mais son effort fut inutile.
– Oh! puisque tu m’aimes tant, dit-il, épargne-moi.
Lorenza n’écoutait plus; elle venait de faire de ses deux bras une de ces invincibles chaînes plus tenaces que les crampons d’acier, plus solides que le diamant.
– Je t’aime comme tu voudras, dit-elle, sœur ou femme, vierge ou épouse, mais un baiser, un seul.
Balsamo était subjugué; vaincu, brisé par tant d’amour, sans force pour résister davantage, les yeux ardents, la poitrine haletante, la tête renversée, il s’approchait de Lorenza, aussi invinciblement attiré que l’est le fer par l’aimant.
Ses lèvres allaient toucher les lèvres de la jeune femme!