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Althotas fit un brusque mouvement sur son fauteuil.

– Oh! que cet homme est stupide! s’écria-t-il. Occupez donc vingt ans de votre vie à élever un enfant, à essayer de lui apprendre ce que vous savez, pour que cet enfant, à trente ans, vienne vous dire: «Les hommes seront égaux!…»

– Sans doute, les hommes seront égaux, égaux devant la loi.

– Et devant la mort, imbécile, devant la mort, cette loi des lois, seront-ils égaux, quand l’un mourra à trois jours et quand l’autre mourra à cent ans? Égaux! les hommes égaux, tant que les hommes n’auront pas vaincu la mort! Oh! la brute! la double brute!

Et Althotas se renversa pour rire plus librement, tandis que Balsamo, sérieux et sombre, s’asseyait la tête basse.

Althotas le regarda en pitié.

– Je suis donc l’égal, dit-il, du manœuvre qui mord dans son pain grossier, du bambin qui tête sa nourrice, du vieillard hébété qui boit son petit-lait et pleure ses yeux éteints?… Oh! malheureux sophiste que tu es, réfléchis donc à une chose, c’est que les hommes ne seront égaux que lorsqu’ils seront immortels; car, lorsqu’ils seront immortels, ils seront dieux, et il n’y a que les dieux qui soient égaux.

– Immortels! murmura Balsamo; immortels. Chimère!

– Chimère! s’écria Althotas. chimère! oui, chimère, comme la vapeur, chimère comme le fluide, chimère comme tout ce qu’on cherche, qu’on n’a pas encore découvert et qu’on découvrira. Mais remue donc avec moi la poussière des mondes, mets à nu les unes après les autres ces couches superposées qui chacune représentent une civilisation; et dans ces couches humaines, dans ce détritus de royaumes, dans ces filons de siècles, que coupe comme des tranches le fer de l’investigation moderne, que lis-tu? C’est qu’en tout temps les hommes ont cherché ce que je cherche sous les différents titres du mieux, du bien, de la perfection. Et quand cherchaient-ils cela? Au temps d’Homère où les hommes vivaient deux cents ans, au temps des patriarches, quand ils vivaient huit siècles! Ils ne l’ont pas trouvé, ce mieux, ce bien, cette perfection: car, s’ils l’eussent trouvé, ce monde décrépit, ce monde serait frais, vierge et rose comme l’aube matinale. Au lieu de cela, la souffrance, le cadavre, le fumier. Est-ce doux, la souffrance? Est-ce beau, le cadavre? Est-ce désirable, le fumier?

– Eh bien, dit Balsamo répondant au vieillard, qu’une petite toux sèche venait d’interrompre; eh bien, vous dites que personne n’a trouvé encore cet élixir de vie. Je vous dis, moi, que personne ne le trouvera. Confessez Dieu.

– Niais! personne n’a trouvé tel secret; donc, personne ne le trouvera. À ce compte, il n’y aurait jamais eu de découvertes. Or, crois-tu que les découvertes soient des choses nouvelles qu’on invente? Non, ce sont des choses oubliées qu’on retrouve. Et pourquoi les choses une fois trouvées s’oublient-elles? Parce que la vie est trop courte pour que l’inventeur puisse tirer de son invention toutes les déductions qu’elle enferme. Vingt fois, cet élixir de vie, on a failli le trouver. Crois-tu que le Styx soit une imagination d’Homère? Crois-tu que cet Achille presque immortel, puisqu’il n’est vulnérable qu’au talon, soit une fable? Non. Achille était l’élève de Chiron comme tu es le mien. Chiron veut dire supérieur ou pire. Chiron était un savant qu’on représente sous la forme d’un centaure, parce que sa science avait doué l’homme de la force et de la légèreté du cheval. Eh bien! il avait à peu près trouvé l’élixir d’immortalité, lui aussi. Il ne lui manquait peut-être à lui aussi, comme à moi, que ces trois gouttes de sang que tu me refuses. Ces trois gouttes de sang absentes ont rendu Achille vulnérable au talon; la mort a trouvé un passage, elle est entrée. Oui, je le répète, Chiron, l’homme universel, l’homme supérieur, l’homme pire, n’est qu’un autre Althotas empêché par un autre Acharat de compléter l’œuvre qui eût sauvé l’humanité tout entière, en l’arrachant à l’effet de la malédiction divine. Eh bien! qu’as-tu à dire à cela?

– Je dis, répondit Balsamo, visiblement ébranlé, je dis que j’ai mon œuvre et que vous avez la vôtre. Accomplissons-la, chacun de notre côté, et à nos risques et périls. Je ne vous seconderai pas par un crime.

– Par un crime?

– Oui, et quel crime encore! un de ceux qui lancent après vous toute une population aboyante; un crime qui vous fait accrocher à ces potences infâmes dont votre science n’a pas encore plus garanti les hommes supérieurs que les hommes pires.

Althotas frappa de ses deux mains sèches sur la table de marbre.

– Voyons, voyons, dit-il, ne sois pas un idiot humanitaire, la pire race d’idiots qui existe au monde. Voyons, viens, et causons un peu de la loi, de ta brutale et absurde loi écrite par des animaux de ton espèce, que révolte une goutte de sang versée intelligemment, mais qu’affriandent des torrents de liqueur vitale répandus sur les places publiques, au pied des remparts des villes, dans ces plaines qu’on appelle des champs de bataille; de ta loi toujours inepte et égoïste qui sacrifie l’homme de l’avenir à l’homme présent, et qui a pris pour devise: «Vive aujourd’hui! meure demain!» Causons de cette loi, veux-tu?

– Dites ce que vous avez à dire, je vous écoute, répondit Balsamo de plus en plus sombre.

– As-tu un crayon, une plume? Nous allons faire un petit calcul.

– Je calcule sans plume et sans crayon. Dites ce que vous avez à dire.

– Voyons ton projet. Oh! je me le rappelle… tu renverses un ministère, tu casses les Parlements, tu établis des juges iniques, tu amènes une banqueroute, tu fomentes des révoltes, tu allumes une révolution, tu renverses une monarchie, tu laisses s’élever un protectorat, et tu précipites le protecteur.

«La Révolution t’aura donné la liberté.

«Le protectorat, l’égalité.

«Or, les Français étant libres et égaux, ton œuvre est accomplie.

«N’est-ce pas cela?

– Oui; regardez-vous la chose comme impossible?

– Je ne crois pas à l’impossibilité. Tu vois que je te fais beau jeu, moi!

– Eh bien?

– Attends; d’abord, la France n’est pas comme l’Angleterre, où l’on fit tout ce que tu veux faire, plagiaire que tu es; la France n’est pas une terre isolée où l’on puisse renverser les ministères, casser les Parlements, établir des juges iniques, amener une banqueroute, fomenter des révoltes, allumer des révolutions, renverser des monarchies, élever des protectorats et culbuter les protecteurs, sans que les autres nations se mêlent un peu de ces mouvements. La France est soudée à l’Europe, comme le foie aux entrailles de l’homme; elle a des racines chez toutes les autres nations, des fibres chez tous les peuples; essaye d’arracher le foie à cette grande machine qu’on appelle le continent européen, et pendant vingt ans, trente ans, quarante ans peut-être, tout le corps frémira; mais je cote au plus bas, et je prends vingt ans; est-ce trop, sage philosophe?

– Non, ce n’est pas trop, dit Balsamo, ce n’est pas même assez.

– Eh bien! moi, je m’en contente. Vingt ans de guerre, de lutte acharnée, mortelle, incessante; voyons, je mets cela à deux cent mille morts par année, ce n’est pas trop quand on se bat à la fois en Allemagne, en Italie, en Espagne, que sais-je, moi! Deux cent mille hommes par année, pendant vingt ans, cela fait quatre millions d’hommes; en accordant à chaque homme dix-sept livres de sang, c’est à peu près le compte de la nature, cela fait, multipliez… 17 par 4, voyons… cela fait soixante-huit millions de livres de sang versé pour arriver à ton but. Moi, je t’en demandais trois gouttes. Dis maintenant quel est le fou, le sauvage, le cannibale de nous deux? Eh bien! tu ne réponds pas?