M. de Sartine appela son perruquier: c’était un artiste, et il apportait à son client une véritable collection de perruques; il y en avait de toutes les formes, de toutes les couleurs et de toutes les dimensions: perruques de robin, perruques d’avocat, perruques de traitant, perruques à la cavalière. M. de Sartine, pour les explorations, changeait parfois de costume trois ou quatre fois par jour, et il tenait essentiellement à la régularité du costume.
Comme le magistrat essayait sa vingt-quatrième perruque, on vint lui dire que la voiture était attelée.
– Vous reconnaîtrez bien la maison? demanda M. de Sartine à Jean.
– Pardieu! je la vois d’ici.
– Vous avez examiné l’entrée?
– C’est la première chose à laquelle j’ai songé.
– Et comment cette entrée est-elle faite?
– Une allée.
– Ah! une allée au tiers de la rue, avez-vous dit?
– Oui, avec porte à secret.
– Avec porte à secret! diable! Savez-vous l’étage où demeure votre fugitif?
– Dans les mansardes. Mais, d’ailleurs, vous allez voir, car j’aperçois la fontaine.
– Au pas, cocher, dit M. de Sartine.
Le cocher modéra sa course; M. de Sartine leva les glaces.
– Tenez, dit Jean, c’est cette maison sale.
– Ah! justement! s’écria M. de Sartine en frappant dans ses mains, voilà ce que je craignais.
– Comment! vous craignez quelque chose?
– Hélas! oui.
– Et que craignez-vous?
– Vous avez du malheur.
– Expliquez-vous.
– Eh bien, cette maison sale où demeure votre fugitif, est justement la maison de M. Rousseau, de Genève.
– Rousseau l’auteur?
– Oui.
– Eh bien, que vous importe?
– Comment! que m’importe? Ah! l’on voit bien que vous n’êtes pas lieutenant de police et que vous n’avez point affaire aux philosophes.
– Ah! bah! Gilbert chez M. Rousseau, quelle probabilité?…
– N’avez-vous pas dit que votre jeune homme était un philosophe?
– Oui.
– Eh bien, qui se ressemble s’assemble.
– Enfin supposons qu’il soit chez M. Rousseau.
– Oui, supposons cela.
– Qu’en résultera-t-il?
– Que vous ne l’aurez point, pardieu!
– Parce que?
– Parce que M. Rousseau est un homme fort à craindre.
– Pourquoi ne le mettez-vous point à la Bastille?
– Je l’ai proposé l’autre jour au roi, il n’a point osé.
– Comment! il n’a point osé?
– Non, il a voulu me laisser la responsabilité de cette arrestation, et, ma foi, je n’ai pas été plus brave que le roi.
– En vérité!
– C’est comme je vous le dis; on y regarde à deux fois, je vous jure, avant de se faire mordre les chausses par toutes ces mâchoires philosophiques. Peste! un enlèvement chez M. Rousseau, non pas, mon cher ami, non pas.
– En vérité, mon cher magistrat, je vous trouve d’une timidité étrange; le roi n’est-il pas le roi, et vous son lieutenant de police?
– En vérité, vous êtes charmants, vous autres bourgeois. Quand vous avez dit: «Le roi n’est-il pas le roi?» vous croyez avoir tout dit. Eh bien, écoutez ceci, mon cher vicomte. J’aimerais mieux vous enlever de chez madame du Barry que de retirer votre M. Gilbert de chez M. Rousseau.
– Vraiment! merci de la préférence.
– Ah! ma foi, oui, l’on crierait moins. Vous n’avez pas l’idée comme ces gens de lettres ont l’épiderme sensible; ils crient pour la moindre écorchure comme si on les rouait.
– Mais ne nous créons-nous pas des fantômes? Voyons, est-il bien sûr que M. Rousseau ait recueilli notre fugitif? Cette maison à quatre étages lui appartient-elle et l’habite-t-il seul?
– M. Rousseau ne possède pas un denier, et par conséquent n’a pas de maison à Paris; peut-être y a-t-il, outre lui, quinze ou vingt locataires dans cette baraque. Mais prenez ceci pour règle de conduite: toutes les fois qu’un malheur se présente avec quelque probabilité, comptez-y; si c’est un bonheur, n’y comptez pas. Il y a toujours quatre-vingt-dix-neuf chances pour le mal et une seule pour le bien. Mais, au fait, attendez; comme je me doutais de ce qui nous arrive, j’ai pris des notes.
– Quelles notes?
– Mes notes sur M. Rousseau. Est-ce que vous croyez qu’il fait un pas sans qu’on sache où il va?
– Ah! vraiment! Il est donc véritablement dangereux?
– Non, mais il est inquiétant; un fou pareil peut se rompre à tout moment un bras ou une cuisse, et l’on dirait que c’est nous qui le lui avons cassé.
– Eh! qu’il se torde le cou une bonne fois.
– Dieu nous en garde!
– Permettez-moi de vous dire que voilà ce que je ne comprends point.
– Le peuple lapide de temps en temps ce brave Genevois; mais il se le réserve pour lui, et, s’il recevait le moindre caillou de notre part, ce serait nous qu’on lapiderait à notre tour.
– Oh! je ne connais pas toutes ces façons-là, excusez-moi.
– Aussi userons-nous des plus minutieuses précautions. Maintenant, vérifions la seule chance qui nous reste, celle qu’il ne soit pas chez M. Rousseau. Cachez-vous au fond de la voiture.
Jean obéit, et M. de Sartine ordonna au cocher de faire quelques pas dans la rue.
Puis il ouvrit son portefeuille et en tira quelques papiers.
– Voyons, dit-il, si votre jeune homme est avec M. Rousseau, depuis quel jour doit-il y être?
– Depuis le 16.
– «17. – M. Rousseau a été vu herborisant à six heures du matin dans le bois de Meudon; il était seul.»
– Il était seul?
– Continuons. «À deux heures de l’après-midi, le même jour, il herborisait encore, mais avec un jeune homme.»
– Ah! ah! fit Jean.
– Avec un jeune homme, répéta M. de Sartine, entendez-vous?
– C’est cela, mordieu! c’est cela.
– Hein! qu’en dites-vous? «Le jeune homme est chétif.»
– C’est cela.
– «Il dévore.»
– C’est cela.
– «Les deux particuliers arrachent des plantes et les font confire dans une boîte de fer-blanc.»
– Diable! diable! fit du Barry.
– Ce n’est pas le tout. Écoutez bien: «Le soir, il a ramené le jeune homme; à minuit, le jeune homme n’était pas sorti de chez lui.»
– Bon.
– «18. – Le jeune homme n’a pas quitté la maison et paraît être installé chez M. Rousseau.»
– J’ai encore un reste d’espoir.
– Décidément, vous êtes optimiste! N’importe, faites-moi part de cet espoir.
– C’est qu’il a quelque parent dans la maison.
– Allons! il faut vous satisfaire, ou plutôt vous désespérer tout à fait. Halte! cocher.