Pendant ce moment de halte anxieuse, il eut le temps de contempler Andrée, endormie d’un sommeil épais comme la mort: le cœur ne battait plus, les yeux étaient fermés, le visage était violacé comme une rose qui se fane.
Gilbert la crut morte. À son tour, il poussa un cri, appuya ses lèvres sur la robe d’abord, sur la mai; puis, s’enhardissant par l’insensibilité, il dévora de baisers ce visage froid, ces yeux gonflés sous leurs paupières clouées. Il rougit, pleura, rugit, essaya de faire passer son âme dans la poitrine d’Andrée, s’étonnant que ses baisers, qui eussent échauffé un marbre, fussent sans force sur ce cadavre.
Soudain Gilbert sentit le cœur battre sous sa main.
– Elle est sauvée! s’écria-t-il en voyant fuir cette tourbe noire et sanglante, en écoutant les imprécations, les cris, les soupirs, l’agonie des victimes. Elle est sauvée! c’est moi qui l’ai sauvée!
Le malheureux, le dos appuyé à la muraille, les yeux fixés vers le pont, n’avait pas regardé à sa droite; à sa droite devant les carrosses, arrêtés longtemps par les masses, mais qui, moins serrés enfin dans leur étreinte, commençaient à s’ébranler; à droite, devant les carrosses galopant bientôt comme si cochers et chevaux eussent été pris d’un vertige général, fuyaient vingt mille malheureux, mutilés, atteints, broyés les uns par les autres.
Instinctivement ils longeaient les murailles, contre lesquelles les plus proches étaient écrasés.
Cette masse entraînait ou étouffait tous ceux qui, ayant pris terre auprès du Garde-meubles, se croyaient échappés au naufrage. Un nouveau déluge de coups, de corps, de cadavres, inonda Gilbert; il trouva des renfoncements produits par les grilles et s’y appliqua.
Le poids des fuyards fit craquer ce mur.
Gilbert, étouffé, se sentit prêt à lâcher prise; mais, réunissant toutes ses forces par un suprême effort, il entoura le corps d’Andrée de ses bras, appuyant sa tête contre la poitrine de la jeune fille. On eût dit qu’il voulait étouffer celle qu’il protégeait.
– Adieu! adieu! murmura-t-il en mordant sa robe plutôt qu’il ne l’embrassait; adieu!
Puis il releva les yeux pour l’implorer d’un dernier regard.
Alors une vision étrange s’offrit à ses yeux.
C’était debout sur une borne, accroché de là main droite à un anneau scellé dans la muraille, tandis que de la main gauche il semblait rallier une armée de fugitifs; c’était un homme qui, voyant passer toute cette mer furieuse à ses pieds, tantôt lançait une parole, tantôt faisait un geste. À cette parole, à ce geste, on voyait alors parmi la foule quelque individu isolé s’arrêtant, faisant un effort, luttant, se cramponnant pour arriver jusqu’à cet homme. D’autres, arrivés à lui, semblaient dans les nouveaux venus reconnaître des frères, et ces frères, ils les aidaient à se tirer de la foule, les soulevant, les soutenant, les attirant à eux. Ainsi déjà ce noyau d’hommes luttant avec ensemble, pareil à la pile d’un pont qui divise l’eau, était parvenu à diviser la foule et à tenir en échec les masses des fugitifs.
À chaque instant, de nouveaux lutteurs qui semblaient sortir de dessous terre à ces mots étranges prononcés, à ces singuliers gestes répétés, venaient faire cortège à cet homme.
Gilbert se souleva par un dernier effort; il sentait que là était le salut, car là était le calme et la puissance. Un dernier rayon de la flamme des charpentes, se ravivant pour mourir, éclaira le visage de cet homme. Gilbert jeta un cri de surprise.
– Oh! que je meure, que je meure, murmura-t-il, mais qu’elle vive! Cet homme a le pouvoir de la sauver.
Et dans un état d’abnégation sublime, soulevant la jeune fille sur ses deux poings:
– Monsieur le baron de Balsamo! cria-t-il, sauvez mademoiselle Andrée de Taverney!
Balsamo entendit cette voix, qui, comme celle de la Bible, criait des profondeurs de la foule; il vit se lever au-dessus de cette onde dévorante une forme blanche; son cortège bouleversa tout ce qui lui faisait obstacle; et, saisissant Andrée, que soutenaient encore les bras défaillants de Gilbert, il la prit, et, poussé par un mouvement de cette foule qu’il avait cessé de contenir, il l’emporta sans avoir le temps de détourner la tête.
Gilbert voulut articuler un dernier mot; peut-être, après avoir imploré la protection de cet homme étrange pour Andrée, voulait-il la demander pour lui-même, mais il n’eut que la force de coller ses lèvres au bras pendant de la jeune fille, et d’arracher, de sa main crispée, un morceau de la robe de cette nouvelle Eurydice que lui arrachait l’enfer.
Après ce baiser suprême, après ce dernier adieu, le jeune homme n’avait plus qu’à mourir; aussi n’essaya-t-il point de lutter plus longtemps; il ferma les yeux, et, mourant, tomba sur un monceau de morts.
Chapitre LXVIII Le champ des morts
Aux grandes tempêtes succède toujours le calme, calme effrayant, mais réparateur.
Il était deux heures du matin ou à peu près; de grands nuages blancs courant sur Paris dessinaient en traits énergiques, sous une lune blafarde, les inégalités de ce terrain funeste, aux fossés duquel la foule qui s’enfuyait avait trouvé la chute et la mort.
Çà et là, à la lueur de la lune, perdue de temps en temps au sein de ces grands nuages floconneux dont nous avons parlé et qui tamisaient sa lumière, çà et là, disons-nous, au bord des talus, dans les fondrières, apparaissaient des cadavres aux vêtements en désordre, les jambes raides, le front livide, les mains étendues en signe de terreur ou de prière.
Au milieu de la place, une fumée jaune et infecte, s’échappant des décombres de la charpente, contribuait à donner à la place Louis XV une apparence de champ de bataille.
À travers cette place sanglante et désolée serpentaient mystérieusement et d’un pas rapide des ombres qui s’arrêtaient, regardaient autour d’elles, se baissaient et fuyaient: c’étaient les voleurs de la mort, attirés vers leur proie comme des corbeaux; ils n’avaient pu dépouiller les vivants, ils venaient dépouiller les cadavres, tout surpris d’avoir été prévenus par des confrères. On les voyait se sauver mécontents et effarés à la vue des tardives baïonnettes qui les menaçaient; mais, au milieu de ces longues files de morts, les voleurs et le guet n’étaient pas les seuls que l’on vît se mouvoir.
Il y avait, munis de lanternes, des gens que l’on eût pu prendre pour des curieux.
Tristes curieux, hélas! car c’étaient les parents et les amis inquiets qui n’avaient vu rentrer ni leurs frères, ni leurs amis, ni leurs maîtresses. Or, ils arrivaient des quartiers les plus éloignés, car l’horrible nouvelle s’était déjà répandue dans Paris, désolante comme un ouragan, et les anxiétés s’étaient subitement traduites en recherches.
C’était un spectacle plus affreux à voir peut-être que celui de la catastrophe.
Toutes les impressions se peignaient sur ces visages pâles, depuis le désespoir de ceux qui retrouvaient le cadavre bien-aimé jusqu’au morne doute de celui qui ne retrouvait rien et qui jetait un coup d’œil avide vers la rivière, qui coulait monotone et frémissante.