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Que lui, le baron, un vieillard faible et chancelant, ait été entraîné, rien de plus simple; mais Philippe, cette nature ardente, vigoureuse, vivace; Philippe, ce bras d’acier; Philippe responsable de sa sœur, c’était impossible: Philippe avait lutté et devait avoir vaincu.

Le baron, comme tout égoïste, ornait Philippe de toutes les qualités qu’exclut l’égoïste pour lui-même, mais qu’il recherche dans les autres: ne pas être fort, généreux, vaillant, pour l’égoïste, c’est être égoïste, c’est-à-dire son rival, son adversaire, son ennemi; c’est lui voler des avantages qu’il croit avoir le droit de prélever sur la société.

M. de Taverney s’étant ainsi rassuré par la force de son propre raisonnement, conclut d’abord que Philippe avait tout naturellement dû sauver sa sœur; qu’il avait perdu peut-être un peu de temps à chercher son père, pour le sauver à son tour; mais que, vraisemblablement, certainement même, il avait repris le chemin de la rue Coq-Héron, pour ramener Andrée un peu étourdie de tout ce fracas.

Il fit donc volte-face, et, descendant la rue du couvent des Capucines, il gagna la place des Conquêtes ou Louis-le-Grand, appelée aujourd’hui la place des Victoires.

Mais à peine le baron était-il arrivé à vingt pas de l’hôtel, que Nicole, placée en sentinelle sur le seuil de la porte, où elle bavardait avec quelques commères, cria:

– Et monsieur Philippe! et mademoiselle Andrée! que sont-ils devenus?

Car tout Paris savait déjà des premiers fuyards la catastrophe, exagérée encore par la terreur.

– Oh! mon Dieu! s’écria le baron un peu ému, est-ce qu’ils ne sont pas rentrés, Nicole?

– Mais non, mais non, monsieur, on ne les a pas vus.

– Ils auront été forcés de faire un détour, répliqua le baron tremblant de plus en plus à mesure que se démolissaient les calculs de sa logique.

Le baron demeura donc dans la rue à attendre à son tour, avec Nicole, qui gémissait, et La Brie, qui levait les bras au ciel.

– Ah! voici M. Philippe, s’écria Nicole avec un accent de terreur impossible à décrire, car Philippe était seul.

En effet, dans l’ombre de la nuit accourait Philippe, haletant, désespéré.

– Ma sœur est-elle ici? cria-t-il du plus loin qu’il aperçut le groupe qui encombrait le seuil de l’hôtel.

– Oh! mon Dieu! fit le baron pâle et trébuchant.

– Andrée! Andrée! cria le jeune homme en approchant de plus en plus; où est Andrée?

– Nous ne l’avons pas vue; elle n’est pas ici, monsieur Philippe. Oh! mon Dieu! mon Dieu! chère demoiselle! cria Nicole éclatant en sanglots.

– Et tu es revenu? dit le baron avec une colère d’autant plus injuste, que nous avons fait assister le lecteur aux secrets de sa logique.

Philippe, pour toute réponse, s’approcha, montra son visage sanglant et son bras brisé et pendant à son côté comme une branche morte.

– Hélas! hélas! soupira le vieillard, Andrée, ma pauvre Andrée!

Il retomba sur le banc de pierre adossé à la porte.

– Je la retrouverai morte ou vive! s’écria Philippe d’un air sombre.

Et il reprit sa course avec une fiévreuse activité. Tout en courant, il arrangeait de son bras droit son bras gauche dans l’ouverture de sa veste. Ce bras inutile l’eût gêné pour rentrer dans la foule, et, s’il eût eu une hache, il se le fût abattu en ce moment.

Ce fut alors qu’il retrouva sur ce champ fatal des morts, que nous avons visité, Rousseau, Gilbert et le fatal opérateur qui, rouge de sang, semblait bien plutôt le démon infernal qui avait présidé au massacre que le génie bienfaisant qui venait y porter secours.

Philippe erra une partie de la nuit sur la place Louis XV.

Ne pouvant se détacher de ces murailles du Garde-meubles, près duquel Gilbert avait été retrouvé, portant incessamment ses yeux sur ce lambeau de mousseline blanche que le jeune homme avait conservé, froissé dans sa main.

Enfin, au moment où les premières lueurs du jour blanchissaient l’orient, Philippe, exténué, prêt à tomber lui-même au milieu de ces cadavres moins pâles que lui, saisi d’un vertige étrange, espérant à son tour, comme avait espéré son père, qu’Andrée serait revenue ou aurait été ramenée à la maison, Philippe reprit le chemin de la rue Coq-Héron.

De loin il aperçut à la porte le même groupe qu’il y avait laissé.

Il comprit qu’Andrée n’avait point reparu et s’arrêta.

De son côté, le baron le reconnut.

– Eh bien? cria-t-il à Philippe.

– Quoi! ma sœur n’est point revenue? demanda celui-ci.

– Hélas! s’écrièrent ensemble le baron, Nicole et La Brie.

– Rien? aucune nouvelle? aucun renseignement? aucun espoir?

– Rien!

Philippe tomba sur le banc de pierre de l’hôtel; le baron poussa une sauvage exclamation.

En ce moment même, un fiacre apparut au bout de la rue, s’approcha lourdement, et s’arrêta en face de l’hôtel.

Une tête de femme apparaissait à travers la portière, renversée sur son épaule et comme évanouie. Philippe, réveillé en sursaut à cette vue, bondit de ce côté.

La portière du fiacre s’ouvrit, et un homme en descendit, portant Andrée inanimée entre ses bras.

– Morte! morte!… On nous la rapporte, s’écria Philippe en tombant à genoux.

– Morte! balbutia le baron. Oh! monsieur, est-elle véritablement morte?…

– Je ne crois pas, messieurs, répondit tranquillement l’homme qui portait Andrée, et mademoiselle de Taverney, je l’espère, n’est qu’évanouie.

– Oh! le sorcier, le sorcier! s’écria le baron.

– M. le baron de Balsamo! murmura Philippe.

– Moi-même, monsieur le baron, et assez heureux pour avoir reconnu mademoiselle de Taverney dans l’affreuse mêlée.

– Où cela, monsieur? demanda Philippe.

– Près du Garde-meubles.

– Oui, dit Philippe.

Puis, passant tout à coup de l’expression de la joie à une sombre défiance:

– Vous la ramenez bien tard, baron? dit-il.

– Monsieur, répondit Balsamo sans s’étonner, vous comprendrez facilement mon embarras. J’ignorais l’adresse de mademoiselle votre sœur, et je l’avais fait transporter par mes gens chez madame la marquise de Savigny, l’une de mes amies, qui loge près des écuries du roi. Alors, ce brave garçon que vous voyez et qui m’aidait à soutenir mademoiselle… Venez, Comtois.

Balsamo accompagna ces dernières paroles d’un signe, et un homme à la livrée royale sortit du fiacre.

– Alors, continua Balsamo, ce brave garçon, qui est dans les équipages royaux, a reconnu mademoiselle pour l’avoir conduite un soir de la Muette à votre hôtel. Mademoiselle doit cette heureuse rencontre à sa merveilleuse beauté. Je l’ai fait monter avec moi dans le fiacre, et j’ai l’honneur de vous ramener, avec tout le respect que je lui dois, mademoiselle de Taverney moins souffrante que vous ne le croyez.

Et il acheva en remettant avec les égards les plus respectueux la jeune fille dans les bras de son père et de Nicole.

Le baron sentit pour la première fois une larme au bord de sa paupière, et, tout étonné qu’il dut être intérieurement de cette sensibilité, il laissa franchement couler cette larme sur sa joue ridée. Philippe présenta la seule main qu’il eût libre à Balsamo.