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– Oh! repartit Rousseau, dites votre admirateur indigne.

– Parbleu! voilà une belle occasion de promenade pour notre blessé… Amenez-le.

– Si loin?

– C’est à deux pas; d’ailleurs, mon carrosse me conduit à Bougivaclass="underline" je vous emmène… Nous montons par le chemin de la Princesse à Luciennes; nous gagnons de là Marly. À chaque instant, des botanistes s’arrêtent; notre blessé portera nos pliants… nous herboriserons tous deux, vous et moi; lui vivra…

– Que vous êtes un homme aimable, mon cher savant! dit Rousseau.

– Laissez faire, j’ai mon intérêt à cela; vous avez, je le sais, un grand travail préparé sur les mousses, et, moi, j’y vais un peu à tâtons: vous me guiderez.

– Oh! fit Rousseau, dont la satisfaction perça malgré lui.

– Là-haut, ajouta le botaniste, un petit déjeuner, de l’ombre, des fleurs superbes. C’est dit?

– C’est dit… À dimanche la charmante partie. Il me semble que j’ai quinze ans; je jouis d’avance de tout le bonheur que j’aurai, répondit Rousseau avec la satisfaction d’un enfant.

– Et vous, mon petit ami, affermissez vos jambes d’ici là.

Gilbert balbutia une sorte de remerciement que M. de Jussieu n’entendit pas, les deux botanistes laissant Gilbert tout à ses pensées et surtout à ses craintes.

Chapitre LXXI La vie revient

Cependant, tandis que Rousseau croyait avoir rassuré complètement son malade, et que Thérèse racontait à toutes ses voisines que, grâce aux prescriptions du savant médecin, M. de Jussieu, Gilbert était hors de tout danger; pendant cette période de confiance générale, le jeune homme courait au pire danger qu’il eût couru par son obstination et ses perpétuelles rêveries.

Rousseau ne pouvait être tellement confiant qu’il n’eût au fond de l’âme une défiance solidement étayée sur quelque raisonnement philosophique.

Sachant Gilbert amoureux, et l’ayant surpris en flagrant délit de rébellion aux ordonnances médicales, il avait jugé que Gilbert retomberait dans les mêmes fautes s’il avait trop de liberté.

Rousseau donc, en bon père de famille, avait fermé plus soigneusement que jamais le cadenas du grenier de Gilbert, lui permettant in petto d’aller à la fenêtre, mais l’empêchant en réalité de passer la porte.

On ne peut exprimer ce que cette sollicitude, qui changeait son grenier en prison, inspira de colère et de projets à Gilbert.

Pour certains esprits, la contrainte est fécondante.

Gilbert ne songea plus qu’à Andrée, qu’au bonheur de la voir et de surveiller, fût-ce de loin, les progrès de sa convalescence.

Mais Andrée n’apparaissait pas aux fenêtres du pavillon. Nicole seule, portant ses tisanes sur un plat de porcelaine, M. de Taverney arpentant le petit jardin et prisant avec fureur, comme pour éveiller ses esprits, voilà tout ce que voyait Gilbert quand il interrogeait ardemment les profondeurs des chambres ou les épaisseurs des murs.

Cependant tous ces détails le tranquillisaient un peu, car ces détails lui révélaient une maladie, mais non une mort.

– Là, se disait-il, derrière cette porte, ou derrière ce paravent, respire, soupire et souffre celle que j’aime avec idolâtrie, celle qui, en se montrant, ferait couler la sueur de mon front et trembler mes membres, celle qui tient mon existence, et par qui je respire pour nous deux.

Et là-dessus, Gilbert, penché hors de sa lucarne de façon à faire croire à la curieuse Chon qu’il s’en précipiterait vingt fois dans une heure, Gilbert prenait, avec son œil exercé, la mesure des cloisons, des parquets, la profondeur du pavillon, et s’en construisait dans son cerveau un plan exact: là devait coucher M. de Taverney, là devaient être l’office et la cuisine, là la chambre destinée à Philippe, là le cabinet occupé par Nicole, là enfin la chambre d’Andrée, le sanctuaire à la porte duquel il eût donné sa vie pour demeurer un jour à genoux.

Ce sanctuaire, d’après les idées de Gilbert, était une grande pièce du rez-de-chaussée, commandée par une antichambre et sur laquelle mordait une cloison vitrée, cabinet présumé où Nicole avait son lit, selon les arrangements de Gilbert.

– Oh! disait le fou dans ses accès de fureur envieuse, heureux les êtres qui marchent dans le jardin sur lequel plongent ma fenêtre et celles de l’escalier! Heureux ces indifférents qui foulent le sable du parterre! Là, en effet, la nuit, on doit entendre se plaindre et soupirer mademoiselle Andrée.

Du désir à l’exécution, il y a loin; mais les imaginations riches rapprochent tout: elles ont un moyen pour cela. Dans l’impossible, elles trouvent le réel, elles savent jeter les ponts sur les fleuves et appliquer des échelles aux montagnes.

Gilbert, les premiers jours, ne fit que désirer.

Puis il réfléchit que ces heureux tant enviés étaient de simples mortels doués comme lui-même de jambes pour fouler le sol du jardin, et de bras pour ouvrir les portes. Il en vint à se représenter le bonheur qu’on éprouverait en se glissant furtivement dans cette maison défendue, en frôlant de son oreille les persiennes par lesquelles filtrait le bruit de l’intérieur.

Chez Gilbert, c’était trop peu d’avoir désiré, l’exécution devenait immédiate.

D’ailleurs, les forces lui revenaient avec rapidité. La jeunesse est féconde et riche. Au bout de trois jours, Gilbert, la fièvre aidant, se sentait aussi fort qu’il avait jamais été.

Il supputa que, Rousseau l’ayant enfermé, une des plus grandes difficultés se trouvait vaincue, la difficulté d’entrer chez mademoiselle de Taverney par la porte.

En effet, la porte ouvrait sur la rue Coq-Héron; Gilbert, enfermé rue Plâtrière, ne pouvait aborder aucune rue, partant n’avait besoin d’aller ouvrir aucune porte.

Restaient les fenêtres.

Celle de son grenier donnait à pic sur quarante-huit pieds de mur.

À moins d’être ivre ou tout à fait fou, nul ne se fût risqué à descendre.

– Oh! les portes sont de belles inventions, néanmoins, se répétait-il en rongeant ses poings, et M. Rousseau, un philosophe, me les ferme!

Arracher le cadenas! facile, oui; mais plus d’espoir de rentrer dans la maison hospitalière.

Se sauver de Luciennes, se sauver de la rue Plâtrière, s’être sauvé de Taverney, toujours se sauver, c’était prendre le chemin de n’oser plus regarder une seule créature en face sans craindre un reproche d’ingratitude ou de légèreté.

– Non, M. Rousseau ne saura rien.

Et, accroupi sur sa lucarne, Gilbert continuait:

– Avec mes jambes et mes mains, instruments naturels à l’homme libre, je m’accrocherai aux tuiles, et, en suivant la gouttière, fort étroite il est vrai, mais qui est droite, et par conséquent le plus court chemin d’un point à un autre, j’arriverai, si j’arrive, à la lucarne parallèle à la mienne.

«Or, cette lucarne est celle de l’escalier.

«Si je n’arrive pas, je tombe dans le jardin, cela fait du bruit, on sort du pavillon, on me ramasse, on me reconnaît; je meurs beau, noble, poétique; on me plaint: c’est superbe!

«Si j’arrive, comme tout me le fait croire, je file sous la lucarne de l’escalier; je descends les étages pieds nus jusqu’au premier, lequel a sa fenêtre aussi sur le jardin, c’est-à-dire à quinze pieds du sol. Je saute…