«Hélas! plus de force, plus de souplesse!
«Il y a bien un espalier pour m’aider…
«Oui, mais cet espalier aux grillages vermoulus se brisera; je dégringolerai, non plus tué, noble et poétique, mais blanchi de plâtre, déchiré, honteux, et avec l’apparence d’un voleur de poires. C’est odieux à penser! M. de Taverney me fera fouetter par le concierge, ou tirer les oreilles par La Brie.
«Non! J’ai ici vingt ficelles, lesquelles unies font une corde, d’après cette définition de M. Rousseau: les fétus font la gerbe.
«J’emprunte à madame Thérèse toutes les ficelles pour une nuit, j’y fais des nœuds, et, une fois arrivé à ma bienheureuse fenêtre du premier étage, j’accroche la corde au petit balcon ou même au plomb, et je glisse dans le jardin.»
La gouttière inspectée, les ficelles détachées pour être mesurées, la hauteur prise avec l’œil, Gilbert se sentit fort et résolu.
Il tressa de façon à faire de toutes ces ficelles une corde solide; il essaya ses forces en se pendant à une solive du galetas, et, heureux de voir qu’il n’avait vomi qu’une fois le sang au milieu de ses efforts, il se décida pour l’expédition nocturne.
Afin de mieux tromper M. Jacques et Thérèse, il contrefit le malade et garda le lit jusqu’à deux heures, moment où, après son dîner, Rousseau partait pour la promenade et ne rentrait plus que le soir.
Gilbert annonça une envie de dormir qui durerait jusqu’au lendemain matin.
Rousseau répondit que, soupant le soir même en ville, il était heureux de voir Gilbert en des dispositions si rassurantes.
On se sépara sur ces affirmations respectives.
Derrière Rousseau, Gilbert détacha de nouveau ses ficelles et les tressa pour tout de bon cette fois.
Il tâtonna encore la gouttière et les tuiles, puis se mit à guetter dans le jardin jusqu’au soir.
Chapitre LXXII Voyage aérien
Gilbert était ainsi préparé à son débarquement dans le jardin ennemi, c’est ainsi qu’il qualifiait tacitement la maison de Taverney, et de sa lucarne il explorait le terrain avec l’attention profonde d’un habile stratégiste qui va livrer la bataille, lorsque dans cette maison si muette, si impassible, une scène se passa qui attira toute l’attention du philosophe.
Une pierre sauta par-dessus le mur du jardin et vint frapper en angle le mur de la maison.
Gilbert savait déjà qu’il n’y a point d’effet sans cause: il se mit donc à chercher la cause, ayant vu l’effet.
Mais Gilbert, quoiqu’en se penchant beaucoup, ne put apercevoir la personne qui, de la rue, avait lancé la pierre.
Seulement – et tout aussitôt, il comprit que cette manœuvre se rattachait à l’événement qui venait d’arriver – seulement, il vit s’ouvrir avec précaution l’un des contrevents d’une pièce du rez-de-chaussée, et, par l’entrebâillement de ce volet, passa la tête éveillée de Nicole.
À la vue de Nicole, Gilbert fit un plongeon dans sa mansarde, mais sans perdre un instant de vue l’alerte jeune fille.
Celle-ci, après avoir exploré du regard toutes les fenêtres, et particulièrement celles de la maison, Nicole, disons-nous, sortit de sa demi-cachette et courut dans le jardin comme pour s’approcher de l’espalier, où quelques dentelles séchaient au soleil.
C’était sur le chemin de cet espalier qu’avait roulé la pierre que, non plus que Nicole, Gilbert ne perdait point de vue. Gilbert la vit crosser d’un coup de pied cette pierre, qui pour le moment acquérait une si grande importance, la crosser encore devant elle et continuer enfin ce manège jusqu’à ce qu’elle fût au bord de la plate-bande sous l’espalier.
Là, Nicole leva les mains pour détacher ses dentelles, en laissa tomber une qu’elle ramassa longuement, et, en la ramassant, s’empara de la pierre.
Gilbert ne devinait rien encore; mais, en voyant Nicole éplucher cette pierre, comme un gourmand fait d’une noix, et lui enlever une écorce de papier qu’elle avait, il comprit le degré d’importance réel que méritait l’aérolithe.
C’était, en effet, un billet, ni plus ni moins qu’un billet que Nicole venait de trouver roulé autour de la pierre.
La rusée l’eut bien vite déplié, dévoré, mis dans sa poche, et alors elle n’eut plus besoin de regarder rien à ses dentelles, les dentelles étaient sèches.
Gilbert, cependant, secouait la tête en se disant, avec cet égoïsme des hommes qui déprécient les femmes, que Nicole était bien réellement une nature vicieuse, et que lui, Gilbert, avait fait acte de morale et de saine politique en rompant si brusquement et si courageusement avec une fille qui recevait des billets par-dessus les murs.
Et, en raisonnant ainsi, lui, Gilbert, qui venait de faire un si beau raisonnement sur les causes et les effets, il condamnait un effet dont peut être il était la cause.
Nicole rentra, puis ressortit, et, cette fois, elle avait la main dans sa poche.
Elle en tira une clef; Gilbert la vit un instant briller entre ses doigts comme un éclair; puis aussitôt, cette clef, la jeune fille la glissa sous la petite porte du jardin, porte de jardinier située à l’autre extrémité du mur de la rue, parallèlement à la grande porte usitée.
– Bon! dit Gilbert, je comprends: un billet et un rendez-vous. Nicole ne perd pas son temps. Nicole a donc un nouvel amant?
Et Gilbert fronça le sourcil avec le désappointement d’un homme qui a cru que sa perte devait causer un vide irréparable dans le cœur de la femme qu’il abandonnait, et qui, à son grand étonnement, voit ce vide parfaitement rempli.
– Voilà qui pourrait bien contrarier mes projets, continua Gilbert en cherchant une cause factice à sa mauvaise humeur. N’importe, reprit Gilbert après un autre moment de silence, je ne suis point fâché de connaître l’heureux mortel qui me succède dans les bonnes grâces de mademoiselle Nicole.
Mais Gilbert, à certains endroits, était un esprit parfaitement juste; il calcula aussitôt que la découverte qu’il venait de faire, et que l’on ignorait qu’il eût faite, lui donnait sur Nicole un avantage dont il pourrait profiter à l’occasion, puisqu’il savait le secret de Nicole avec des détails que celle-ci ne pouvait nier, tandis qu’elle soupçonnait à peine le sien, et qu’aucun détail ne venait donner un corps à ses soupçons.
Gilbert se promit donc de profiter de son avantage à l’occasion.
Pendant toutes ces allées et venues, cette nuit si impatiemment attendue arriva enfin.
Gilbert ne craignait plus qu’une chose, c’était la rentrée imprévue de Rousseau, Rousseau le surprenant sur le toit ou dans l’escalier, ou même encore Rousseau trouvant la chambre vide. Dans ce dernier cas, la colère du Genevois devait être terrible; Gilbert crut en détourner les coups à l’aide d’un billet qu’il laissa sur sa petite table, à l’adresse du philosophe.
Ce billet était conçu en ces termes:
«Mon cher et illustre protecteur,
«Ne concevez pas de moi une mauvaise opinion, si, malgré vos recommandations, et même vos ordres, je me suis permis de sortir. Je ne puis tarder à rentrer, à moins qu’il ne m’arrive quelque accident pareil à celui qui m’est arrivé déjà; mais, au risque d’un accident pareil et même pire, il faut que je quitte ma chambre pour deux heures.»