– Quelle heure est-il? demanda M. de Jussieu. Dans ma précipitation à m’habiller, j’ai oublié ma montre.
Rousseau tira de son gousset une grosse montre d’argent.
– Neuf heures, dit-il.
– Si nous nous reposions un peu? voulez-vous? demanda M. de Jussieu.
– Oh! que vous marchez mal, dit Rousseau. Voilà ce que c’est que d’herboriser en souliers fins et en bas de soie.
– J’ai peut-être faim, voyez-vous.
– Eh bien, alors, déjeunons… Le village est à un quart de lieue.
– Non pas, s’il vous plaît.
– Comment, non pas? Avez-vous donc à déjeuner dans votre voiture?
– Voyez-vous là-bas, dans ce bouquet de bois? fit M. de Jussieu en étendant la main vers le point de l’horizon qu’il voulait désigner.
Rousseau se hissa sur la pointe du pied, et mit sa main sur ses yeux en guise de visière.
– Je ne vois rien, dit-il.
– Comment, vous n’apercevez pas ce petit toit rustique?
– Non.
– Avec une girouette et des murs de paille blanche et rouge, une sorte de chalet?
– Oui, je crois, oui, une petite maisonnette neuve.
– Un kiosque, c’est cela.
– Eh bien?
– Eh bien, nous trouverons là le modeste déjeuner que je vous ai promis.
– Soit, dit Rousseau. Avez-vous faim, Gilbert?
Gilbert, qui était resté indifférent à ce débat, et coupait machinalement des fleurs de bruyère, répondit:
– Comme il vous sera agréable, monsieur.
– Allons-y donc, s’il vous plaît, fit M. de Jussieu; d’ailleurs, rien ne nous empêche d’herboriser en route.
– Oh! votre neveu, dit Rousseau, est plus ardent naturaliste que vous. J’ai herborisé avec lui dans le bois de Montmorency. Nous étions peu de monde. Il trouve bien, il cueille bien, il explique bien.
– Écoutez donc, il est jeune, lui: il a son nom à faire.
– N’a-t-il pas le vôtre, qui est tout fait? Ah! confrère, confrère, vous herborisez en amateur.
– Allons, ne nous fâchons pas, mon philosophe; tenez, voyez le beau plantago nonanthos; en avez-vous comme cela dans votre Montmorency?
– Ma foi, non, dit Rousseau charmé; je l’ai cherché en vain, sur la foi de Tournefort: magnifique en vérité.
– Ah! le charmant pavillon, dit Gilbert, qui était passé de l’arrière-garde à l’avant-garde.
– Gilbert a faim, répondit M. de Jussieu.
– Oh! monsieur, je vous demande pardon; j’attendrai sans impatience que vous soyez prêt.
– D’autant plus qu’herboriser après manger ne vaut rien pour la digestion, et puis l’œil est lourd, le dos paresseux; herborisons donc encore quelques instants, dit Rousseau; mais comment nommez-vous ce pavillon?
– La Souricière, dit M. de Jussieu se souvenant du nom inventé par M. de Sartine.
– Quel singulier nom!
– Oh! vous savez, à la campagne, il n’y a que fantaisies.
– À qui sont cette terre, ce bois, ces beaux ombrages?
– Je ne sais trop.
– Vous connaissez le propriétaire, cependant, puisque vous allez y manger, dit Rousseau en dressant l’oreille avec un commencement de soupçon.
– Pas du tout… ou plutôt je connais ici tout le monde, les gardes-chasse, qui m’ont vu cent fois dans leurs taillis, et qui savent que me saluer, m’offrir un civet de lièvre ou un salmis de bécasses, c’est plaire à leur maître; les gens de toutes les seigneuries voisines me laissent faire ici comme chez moi. Je ne sais trop si ce pavillon est à madame de Mirepoix, ou à madame d’Egmont, ou… ma foi, je ne sais plus… Mais le principal, mon cher philosophe, et votre avis sera le mien, je le présume, c’est que nous y trouverons du pain, des fruits et du pâté.
Le ton de bonhomie avec lequel M. de Jussieu prononça ces paroles dissipa les nuages qui déjà s’entassaient sur le front de Rousseau. Le philosophe secoua ses pieds, se frotta les mains, et M. de Jussieu entra le premier dans le sentier moussu qui serpentait sous les châtaigniers conduisant au petit ermitage.
Derrière lui vint Rousseau, toujours glanant dans l’herbe.
Gilbert, qui avait repris son poste, fermait la marche, rêvant à Andrée et aux moyens de la voir quand elle serait à Trianon.
Chapitre LXXVI La souricière à philosophes
Au sommet de la colline gravie assez péniblement par les trois botanistes s’élevait un de ces petits réduits en bois rustique, aux colonnes noueuses, aux pignons aigus, aux fenêtres tapissées de lierre et de clématites, véritables importations de l’architecture anglaise, ou plutôt des jardiniers anglais, lesquels imitent la nature, ou, pour mieux dire, inventent une nature à eux, ce qui donne une certaine originalité à leurs créations mobilières et à leurs inventions végétales.
Les Anglais ont inventé les roses bleues, et leur plus grande ambition a toujours été l’antithèse de toutes les idées reçues: ils inventeront les lis noirs.
Ce pavillon, assez spacieux pour contenir une table et six chaises, était carrelé en briques sur champ. Ces briques étaient revêtues d’une natte. Quant aux murs, ils étaient faits de petites mosaïques de cailloux choisis sur la berge de la rivière et de coquillages ultra-séquaniens; car les grèves de Bougival et de Port-Marly n’étalent pas aux regards du promeneur l’oursin, la coquille de Saint-Jacques ou les conques nacrées et rosées, qu’il faut aller chercher à Harfleur, à Dieppe ou sur les récifs de Sainte-Adresse.
Le plafond était en relief. Des pommes de pin, des souches d’une physionomie étrange, imitant les plus hideux profils de faunes ou d’animaux sauvages, semblaient suspendues sur la tête des visiteurs; en outre, on voyait, par des vitres de couleur, suivant que l’on regardait par un verre violet, rouge ou bleu, ici la plaine ou le bois du Vésinet teintés comme par un ciel d’orage, là resplendissante sous la brûlante haleine d’un soleil d’août, plus haut froids et ternes comme par une gelée de décembre. Il ne s’agissait que de choisir sa vitre, c’est-à-dire son goût, et de regarder.
Ce spectacle divertit beaucoup Gilbert, et il observa par tous les losanges le riche bassin qui se déploie aux regards du haut de la colline de Luciennes et au milieu duquel serpente la Seine.
Un spectacle cependant assez intéressant aussi, du moins M. de Jussieu le jugeait-il de la sorte, c’était le charmant déjeuner servi sur la table de bois rocailleux au milieu du pavillon.
La crème exquise de Marly, les beaux abricots et les prunes de Luciennes, les crépinettes et les saucisses de Nanterre, fumantes sur un plat de porcelaine, sans qu’on eût vu un seul domestique les apporter; les fraises toutes riantes dans un charmant panier tapissé de feuilles de vigne, et, à côté d’un beurre éblouissant de fraîcheur, le gros pain bis du villageois et le pain de gruau doré, cher à l’estomac blasé de l’habitant des villes: voilà ce qui fit jeter un petit cri d’admiration à Rousseau, philosophe s’il en fut, mais gourmet naïf, parce qu’il avait l’appétit aussi vif que le goût modeste.
– Quelle folie! dit-il à M. de Jussieu, le pain et les fruits, voilà ce qu’il nous fallait, et encore eussions-nous dû, en vrais botanistes et en laborieux explorateurs, manger le pain et croquer les prunes, sans cesser de fouiller dans les touffes et de creuser les fossés. Vous rappelez-vous, Gilbert, mon déjeuner de Plessis-Piquet, le vôtre?