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C’est qu’à Luciennes, cette fois, trônait, non plus une mortelle, la plus belle et la plus adorable de toutes les mortelles, comme disaient les courtisans et les poètes, mais une véritable divinité qui gouvernait la France.

Aussi, le soir du jour de la disgrâce de M. de Choiseul, la route s’encombra-t-elle des mêmes équipages qui avaient couru le matin derrière le carrosse du ministre exilé; de plus, on y vit tous les partisans du chancelier, de la corruption et de la faveur, ce qui faisait un cortège imposant.

Mais madame du Barry avait sa police; Jean savait, à un baron près, le nom de ceux qui avaient été jeter la dernière fleur sur les Choiseul expirés; il disait ces noms à la comtesse, et ceux-là étaient exclus impitoyablement, tandis que le courage des autres contre l’opinion publique était récompensé par le sourire protecteur et la vue complète de la divinité du jour.

Après la grande file des carrosses et les encombrements généraux, eurent lieu les réceptions particulières. Richelieu, le héros de la journée, héros secret, il est vrai, et modeste surtout, vit passer le tourbillon des visiteurs et des solliciteurs, et occupa le dernier fauteuil du boudoir.

Dieu sait la joie et comme on se félicita! – les serrements de main, les petits rires étouffés, les trépignements enthousiastes semblaient être devenus le langage habituel des habitants de Luciennes.

– Il faut avouer, dit la comtesse, que le comte de Balsamo ou de Fœnix, comme vous voudrez l’appeler, maréchal, est le premier homme de ce temps-ci. Ce serait bien dommage vraiment qu’on fit brûler encore les sorciers.

– Oui, comtesse, oui, c’est un bien grand homme, répondit Richelieu.

– Et un fort bel homme. J’ai un caprice pour cet homme-là, duc…

– Vous allez me rendre jaloux, dit Richelieu en riant et pressé d’ailleurs de ramener la conversation à un sérieux plus prononcé… Ce serait un terrible ministre de la police que M. le comte de Fœnix.

– J’y songeais, répliqua la comtesse. Seulement, il est impossible.

– Pourquoi, comtesse?

– Parce qu’il rendrait impossibles ses collègues.

– Comment cela?

– Sachant tout, voyant dans leur jeu…

Richelieu rougit sous son rouge.

– Comtesse, répliqua-t-il, je voudrais, si j’étais son collègue, qu’il fût perpétuellement dans le mien et qu’il vous communiquât les cartes: vous y verriez toujours le valet de cœur aux genoux de la dame et aux pieds du roi.

– Il n’y a personne qui ait plus d’esprit que vous, mon cher duc, répliqua la comtesse. Mais parlons un peu de notre ministère… Je croyais que vous aviez dû faire avertir votre neveu?…

– D’Aiguillon? Il est arrivé, madame, et dans des conjonctures qu’un augure romain eût jugées les meilleures du monde: son carrosse a croisé celui de M. de Choiseul partant.

– C’est, en effet, d’un augure favorable, dit la comtesse. Donc, il va venir?

– Madame, j’ai compris que M. d’Aiguillon, s’il était vu à Luciennes par tout le monde et dans un moment comme celui-ci, donnerait lieu à toutes sortes de commentaires; je l’ai prié de demeurer en bas, au village, jusqu’à ce que je le mande d’après vos ordres.

– Mandez-le donc, maréchal, et tout de suite; car nous voilà seuls, ou à peu près.

– D’autant plus volontiers que nous nous sommes tout à fait entendus, n’est-ce pas, comtesse?

– Absolument, oui, duc… Vous préférez… la Guerre aux Finances, n’est-ce pas? Ou bien, est-ce la Marine que vous désirez?

– Je préfère la Guerre, madame; c’est là que je pourrai rendre le plus de services.

– C’est juste. Voilà donc le sens dans lequel je parlerai au roi. Vous n’avez pas d’antipathies?

– Pour qui?

– Pour ceux de vos collègues que Sa Majesté présentera.

– Je suis l’homme du monde le moins difficile à vivre, comtesse. Mais vous permettez que je fasse appeler mon neveu, puisque vous voulez bien lui accorder la faveur de le recevoir.

Richelieu s’approcha de la fenêtre; les dernières lueurs du crépuscule éclairaient encore la cour. Il fit signe à un de ses valets de pied, qui guettait cette fenêtre, et qui partit en courant sur son signe.

Cependant, on commençait à allumer chez la comtesse.

Dix minutes après le départ du valet, une voiture entra dans la première cour. La comtesse tourna vivement les yeux vers la fenêtre.

Richelieu surprit le mouvement, qui lui parut un excellent pronostic pour les affaires de M. d’Aiguillon, et, par conséquent, pour les siennes.

– Elle goûte l’oncle, se dit-il, elle prend goût au neveu; nous serons les maîtres ici.

Tandis qu’il se repaissait de ces fumées chimériques, un petit bruit se fit entendre à la porte, et la voix du valet de chambre de confiance annonça le duc d’Aiguillon.

C’était un seigneur fort beau et fort gracieux, d’une mise aussi riche qu’élégante et bien entendue. M. d’Aiguillon avait passé l’âge de la fraîche jeunesse; mais il était de ces hommes qui, par le regard et la volonté, sont jeunes jusqu’à la vieillesse décrépite.

Les soucis du gouvernement n’avaient pas imprimé une ride sur son front. Ils avaient seulement agrandi le pli naturel qui semble, chez les hommes État et chez les poètes, l’asile des grandes pensées. Il tenait droite et haute sa belle tête pleine de finesse et de mélancolie, comme s’il savait que la haine de dix millions d’hommes pesait sur cette tête, mais comme si, en même temps, il eût voulu prouver que le poids n’était pas au-dessus de sa force.

M. d’Aiguillon avait les plus belles mains du monde, de ces mains qui semblent blanches et délicates, même dans les flots de la dentelle. On prisait fort en ce temps une jambe bien tournée; celle du duc était un modèle d’élégance nerveuse et de forme aristocratique. Il y avait en lui de la suavité du poète, de la noblesse du grand seigneur, de la souplesse et du moelleux d’un mousquetaire. Pour la comtesse, c’était un triple idéaclass="underline" elle trouvait en un seul modèle trois types que d’instinct cette belle sensuelle devait aimer.

Par une singularité remarquable, ou, pour mieux dire, par un enchaînement de circonstances combinées par la savante tactique de M. d’Aiguillon, ces deux héros de l’animadversion publique, la courtisane et le courtisan, ne s’étaient pas encore vus face à face, avec tous leurs avantages.

Depuis trois ans, en effet, M. d’Aiguillon s’était fait très occupé en Bretagne ou dans son cabinet. Il avait peu prodigué sa personne à la cour, sachant bien qu’il allait arriver une crise favorable ou défavorable: que, dans le premier cas, mieux fallait offrir à ses administrés les bénéfices de l’inconnu; dans le second, disparaître sans trop laisser de traces pour pouvoir facilement sortir du gouffre plus tard avec une figure neuve.

Et puis une autre raison dominait tous ces calculs; celle-ci est du ressort du roman, elle était pourtant la meilleure.

Avant que madame du Barry fût comtesse et effleurât chaque nuit de ses lèvres la couronne de France, elle avait été une jolie créature souriante et adorée; elle avait été aimée, bonheur sur lequel elle ne devait plus compter jamais depuis qu’elle était crainte.

Parmi tous les hommes jeunes, riches, puissants et beaux qui avaient fait leur cour à Jeanne Vaubernier, parmi tous les rimeurs qui avaient accolé au bout de deux vers ces mots Lange et ange, M. le duc d’Aiguillon avait autrefois figuré en première ligne. Mais, soit que le duc n’eût pas été pressé, soit que mademoiselle Lange n’eût pas été aussi facile que ses détracteurs le prétendaient, soit qu’enfin, et ceci n’ôtera de mérite ni à l’un ni à l’autre, soit que l’amour subit du roi eût divisé les deux cœurs prêts à s’entendre, M. d’Aiguillon avait rengainé vers, acrostiches, bouquets et parfums; mademoiselle Lange avait fermé sa porte de la rue des Petits-Champs; le duc avait tiré vers la Bretagne, étouffant ses soupirs, et mademoiselle Lange avait envoyé tous les siens du côté de Versailles, à M. le baron de Gonesse, c’est-à-dire au roi de France.