D’Aiguillon se tourna brusquement vers son oncle.
– Vous parlez sérieusement? dit-il.
– Mais oui; pourquoi pas?
– Vous serez l’amant de madame du Barry?
– Ah! diable! tu vas trop vite; cependant, je vois que tu m’as compris. Oui, Choiseul était bien heureux, il gouvernait le roi et gouvernait sa maîtresse; il aimait, dit-on, madame de Pompadour… Au fait, pourquoi pas?… Eh bien, non, je ne puis être l’amant aimé, ton froid sourire me le dit bien: tu regardes avec tes jeunes yeux mon front ridé, mes genoux cagneux et ma main sèche, qui fut si belle. Au lieu de dire, en parlant de Choiseuclass="underline" «Je le jouerai», j’aurais donc dû dire: «Nous le jouerons.»
– Mon oncle!
– Non, je ne puis être aimé d’elle, je le sais; pourtant je te le dis… et sans crainte, parce qu’elle ne peut le savoir, j’aimerais cette femme par-dessus tout… mais…
D’Aiguillon fronça le sourcil.
– Mais, continua-t-il, j’ai fait un plan superbe; ce rôle, que mon âge me rend impossible, je le dédoublerai.
– Ah! ah! fit d’Aiguillon.
– Quelqu’un des miens, dit Richelieu, aimera madame du Barry… Parbleu! la belle affaire… une femme accomplie.
Et Richelieu haussa la voix.
– Ce n’est pas Fronsac, tu comprends: un malheureux dégénéré, un sot, un lâche, un fripon, un croquant… Voyons, duc, sera-ce toi?
– Moi? s’écria d’Aiguillon. Êtes-vous fou, mon oncle?
– Fou? Quoi! tu n’es pas déjà aux pieds de celui qui te donne ce conseil! quoi! tu ne fonds pas de joie, tu ne brûles pas de reconnaissance! quoi! à la façon dont elle t’a reçu, tu n’es pas déjà épris… enragé d’amour?… Allons, allons, s’écria le vieux maréchal, depuis Alcibiade, il n’y a eu qu’un Richelieu au monde, il n’y en aura plus… Je vois bien cela.
– Mon oncle, répliqua le duc avec une agitation, soit feinte, et en ce cas elle était admirablement jouée, soit réelle, car la proposition était nette, mon oncle, je conçois tout le parti que vous pourriez tirer de la position dont vous me parlez; vous gouverneriez avec l’autorité de M. de Choiseul, et je serais l’amant qui vous constituerait cette autorité. Oui, le plan est digne de l’homme le plus spirituel de la France; mais vous n’avez oublié qu’une chose en le faisant.
– Quoi donc?… s’écria Richelieu avec inquiétude; n’aimerais-tu pas madame du Barry? Est-ce cela?… Fou! triple fou! malheureux! est-ce cela?
– Oh! non, ce n’est pas cela, mon oncle, s’écria d’Aiguillon, comme s’il eût su que pas une de ses paroles ne devait être perdue; madame du Barry, que je connais à peine, m’a semblé être la plus belle et la plus charmante des femmes. J’aimerais, au contraire, éperdument madame du Barry, je l’aimerais trop: ce n’est pas là la question.
– Où est-elle donc, la question?
– Ici, monsieur le duc: madame du Barry ne m’aimera jamais, et la première condition d’une alliance pareille, c’est l’amour. Comment voulez-vous qu’au milieu de cette cour brillante, au sein des hommages d’une jeunesse fertile en beautés de tout genre, comment voulez-vous que la belle comtesse aille distinguer précisément celui qui n’a aucun mérite, celui qui déjà n’est plus jeune et que les chagrins accablent, celui qui se cache à tous les yeux, parce qu’il sent que bientôt il va disparaître? Mon oncle, si j’avais connu madame du Barry au temps de ma jeunesse et de ma beauté, alors que les femmes aimaient en moi tout ce qu’on aime dans un jeune homme, elle aurait pu me garder à l’état de souvenir. C’est beaucoup; mais rien… ni passé, ni présent, ni avenir. Mon oncle, il faut renoncer à cette chimère; seulement, vous m’avez percé le cœur en me la présentant si douce et si dorée.
Pendant cette tirade, débitée avec un feu que Molé eût envié, que Lekain eût jugé digne d’étude, Richelieu se mordait les lèvres en se disant tout bas:
– Est-ce que le drôle a deviné que la comtesse nous écoutait? Peste! qu’il est adroit! C’est un maître. En ce cas, prenons garde à lui!
Il avait raison, Richelieu; la comtesse écoutait, et chacune des paroles de d’Aiguillon lui était entré bien avant dans le cœur; elle buvait à longs traits le charme de cet aveu, elle savourait l’exquise délicatesse de celui qui, même avec un confident intime, n’avait pas trahi le secret de la liaison passée, de peur de jeter une ombre sur un portrait encore aimé peut-être.
– Ainsi, tu me refuses? dit Richelieu.
– Oh! pour cela, oui, mon oncle; car, malheureusement, je vois la chose impossible.
– Essaie au moins, malheureux!
– Et comment?
– Te voici des nôtres…tu verras la comtesse tous les jours: plais-lui, morbleu!
– Avec un but intéressé?… Non, non!… Si j’avais le malheur de lui plaire, avec cette amère pensée, je m’enfuirais tout au bout du monde, car j’aurais honte de moi-même.
Richelieu se gratta encore le menton.
– La chose est faite, se dit-il, ou d’Aiguillon est un sot.
Tout à coup, on entendit un bruit dans les cours, et quelques voix crièrent: «Le roi!»
– Diable! s’écria Richelieu, le roi ne doit pas me voir ici, je me sauve.
– Mais moi? dit le duc.
– Toi, c’est différent, il faut qu’il te voie. Reste… reste… et, pour Dieu, ne jette pas le manche après la cognée.
Cela dit, Richelieu se déroba par le petit escalier, en disant au duc:
– À demain!
Chapitre LXXXVIII La part du roi
Le duc d’Aiguillon, resté seul, se retrouva d’abord assez embarrassé. Il avait parfaitement compris tout ce que lui disait son oncle, parfaitement compris que madame du Barry l’écoutait, parfaitement compris enfin que, pour un homme d’esprit, il s’agissait, en cette occurrence, d’être un homme de cœur, et de jouer seul la partie dans laquelle le vieux duc cherchait à se faire un associé.
L’arrivée du roi interrompit fort heureusement l’explication qui eût forcément résulté de la contenance toute puritaine de M. d’Aiguillon.
Le maréchal n’était pas homme à demeurer longtemps dupe, et surtout à faire briller d’un éclat exagéré la vertu d’un autre aux dépens de la sienne.
Mais, étant resté seul, d’Aiguillon eut le temps de réfléchir.
Le roi arrivait en effet. Déjà ses pages avaient ouvert la porte de l’antichambre, et Zamore s’élançait vers le monarque en lui demandant des bonbons, touchante familiarité que, dans ses moments de sombre humeur, Louis XV payait d’une nasarde ou d’un frottement d’oreilles fort désagréables au jeune Africain.
Le roi s’installa dans le cabinet des chinoiseries, et, ce qui convainquit d’Aiguillon que madame du Barry n’avait pas perdu un mot de la conversation avec son oncle, c’est que lui, d’Aiguillon, entendit parfaitement, dès les premiers mots, l’entretien du roi avec la comtesse.
Sa Majesté paraissait fatiguée comme un homme qui aurait levé un poids immense. Atlas était moins impotent après sa journée faite, quand il avait tenu le ciel douze heures sur ses épaules.
Louis XV se fit remercier, applaudir, caresser par sa maîtresse; il se fit raconter tout le contrecoup du renvoi de M. de Choiseul, et cela le divertit beaucoup.