– Moi?
– Sans doute. Que faites-vous en renvoyant le duc?
– Je donne un coup de pied au derrière du parlement.
– Et vous n’en voulez pas donner deux! Que diable! levez les deux jambes, l’une après l’autre, bien entendu. Le parlement voulait garder Choiseul; renvoyez Choiseul. Il veut renvoyer d’Aiguillon; gardez d’Aiguillon.
– Je ne le renvoie pas.
– Gardez-le, corrigé et augmenté considérablement.
– Vous voulez un ministère pour ce brouille-tout?
– Je veux une récompense pour celui qui vous a défendu au péril de ses dignités et de sa fortune.
– Dites de sa vie, car on le lapidera un de ces matins, votre duc, en compagnie de votre ami Maupeou.
– Vous encourageriez beaucoup vos défenseurs, s’ils vous entendaient.
– Ils me le rendent bien, comtesse.
– Ne dites pas cela, les faits parlent.
– Ah çà! mais pourquoi cette fureur pour d’Aiguillon?
– Fureur! je ne le connais pas; je l’ai vu aujourd’hui, et lui ai parlé pour la première fois.
– Ah! c’est différent; il y a conviction alors, et je respecte toutes les convictions, n’en ayant jamais eu moi-même.
– Alors donnez quelque chose à Richelieu, au nom de d’Aiguillon, puisque vous ne voulez rien donner à d’Aiguillon.
– À Richelieu! rien, rien, rien, jamais rien!
– À M. d’Aiguillon, alors, puisque vous ne donnez pas à Richelieu.
– Quoi! lui donner un portefeuille, en ce moment? C’est impossible.
– Je le conçois… mais plus tard… Songez qu’il est homme de ressources, d’action, et qu’avec Terray, d’Aiguillon et Maupeou, vous aurez les trois têtes de Cerbère; songez aussi que votre ministère est une plaisanterie qui ne peut pas durer.
– Vous vous trompez, comtesse, il durera bien trois mois.
– Dans trois mois, je retiens votre parole.
– Oh! oh! comtesse.
– C’est dit; maintenant… il me faut du présent.
– Mais je n’ai rien.
– Vous avez les chevau-légers; M. d’Aiguillon est un officier, c’est ce qu’on appelle une épée; donnez-lui vos chevau-légers.
– Allons, soit, il les aura.
– Merci! s’écria la comtesse transportée de joie, merci!
Et M. d’Aiguillon put entendre résonner un baiser tout plébéien sur les joues de Sa Majesté Louis XV.
– À présent, dit le roi, faites-moi souper, comtesse.
– Non, dit-elle, il n’y a rien ici; vous m’avez assommée de politique… Mes gens ont fait des discours et des feux d’artifice, mais de cuisine point.
– Alors venez à Marly; je vous emmène.
– Impossible: j’ai ma pauvre tête fendue en quatre.
– La migraine?
– Impitoyable.
– Il faut vous coucher alors, comtesse.
– C’est ce que je vais faire, sire.
– Alors, adieu…
– Au revoir, c’est-à-dire.
– J’ai un peu l’air de M. de Choiseuclass="underline" on me renvoie.
– En vous reconduisant, en vous festoyant, en vous cajolant, dit la folâtre femme, qui tout doucement poussait le roi vers la porte et finit par le mettre dehors, riant aux éclats et se retournant à chaque marche de l’escalier.
Du haut du péristyle, la comtesse tenait un bougeoir.
– Dites donc, comtesse, fit le roi en remontant un degré.
– Sire?
– Pourvu que le pauvre maréchal n’en meure pas.
– De quoi?
– De son portefeuille rentré.
– Êtes-vous mauvais! dit la comtesse en l’escortant d’un dernier éclat de rire.
Et Sa Majesté partit fort satisfaite de son dernier quolibet sur le duc, qu’il exécrait réellement.
Quand madame du Barry rentra dans son boudoir, elle trouva d’Aiguillon à genoux devant la porte, les mains jointes, les yeux ardemment fixés sur elle.
Elle rougit.
– J’ai échoué, dit-elle; ce pauvre maréchal…
– Oh! je sais tout, dit-il, on entend… Merci, madame, merci!
– Je crois que je vous devais cela, répliqua-t-elle avec un doux sourire; mais relevez-vous, duc, sinon je croirais que vous avez autant de mémoire que vous avez d’esprit.
– Cela peut bien être, madame; mon oncle vous l’a dit, je ne suis rien que votre passionné serviteur.
– Et celui du roi; demain, il faudra rendre vos devoirs à Sa Majesté; relevez-vous, je vous prie.
Et elle lui donna sa main, qu’il baisa respectueusement.
La comtesse fut bien émue, à ce qu’il paraît, car elle n’ajouta pas un mot.
M. d’Aiguillon resta aussi muet, aussi troublé qu’elle; à la fin, madame du Barry relevant la tête:
– Pauvre maréchal, dit-elle encore, il faudra qu’il sache cette défaite.
M. d’Aiguillon regarda ces mots comme un congé définitif, il s’inclina.
– Madame, dit-il, je vais me rendre auprès de lui.
– Oh! duc, toute mauvaise nouvelle doit s’annoncer le plus tard possible; faites mieux que d’aller chez le maréchal, soupez avec moi.
Le duc sentit comme un parfum de jeunesse et d’amour embraser, régénérer le sang de son cœur.
– Vous n’êtes pas une femme, dit-il, vous êtes…
– L’Ange, n’est-ce pas? lui dit à l’oreille la bouche brûlante de la comtesse, qui l’effleura pour lui parler plus bas, et qui l’entraîna à table…
Ce soir-là, M. d’Aiguillon dut se regarder comme bien heureux, car il prit le portefeuille à son oncle et mangea la part du roi.
Chapitre LXXXIX Les antichambres de M. le duc de Richelieu
M. de Richelieu, comme tous les courtisans, avait un hôtel à Versailles, un à Paris, une maison à Marly, une à Luciennes; un logement, en un mot, près de chacun des logements ou des stations du roi.
Louis XIV, en multipliant ses séjours, avait imposé à tout homme de qualité, privilégié des grandes ou des petites entrées, l’obligation d’être fort riche, pour suivre dans une proportion égale le train de sa maison et l’essor de ses caprices.
M. de Richelieu habitait donc, au moment du renvoi de MM. de Choiseul et de Praslin, son hôtel de Versailles; c’était là qu’il s’était fait conduire la veille, au retour de Luciennes, après avoir présenté son neveu à madame du Barry.
On avait vu Richelieu au bois de Marly avec la comtesse, on l’avait vu à Versailles après la disgrâce du ministre, on savait son audience secrète et prolongée à Luciennes; c’en fut assez pour que toute la cour, avec les indiscrétions de Jean du Barry, pour que toute la cour, disons-nous, se crût obligée d’aller rendre ses devoirs à M. de Richelieu.
Le vieux maréchal allait donc humer à son tour ce parfum de louanges, de flatteries et de caresses que tout intéressé fait brûler sans discernement devant l’idole du jour.
M. de Richelieu ne s’attendait pourtant pas à ce qui allait lui arriver, mais il se leva le matin du jour où nous sommes parvenus avec la ferme résolution de calfeutrer ses narines contre le parfum, de même qu’Ulysse bouchait son oreille avec de la cire contre le chant des sirènes.