Gilbert non plus n’ajouta pas un mot; il jeta la branche de roses et reprit sa bêche, mais son naturel alliait la fierté à la ruse; il se baissa pour travailler, sans doute, mais aussi pour voir s’éloigner Andrée, qui, au détour d’une allée, ne put s’empêcher de se retourner. Elle était femme.
Gilbert se contenta de cette faiblesse pour se dire qu’il venait, dans cette nouvelle lutte, de remporter la victoire.
– Elle est moins forte que moi, se dit-il, et je la dominerai. Orgueilleuse de sa beauté, de son nom, de sa fortune qui grandit, insolente de mon amour qu’elle devine peut-être, elle n’en est que plus désirable pour le pauvre ouvrier qui tremble en la regardant. Oh! ce tremblement, ce frisson indigne d’un homme; oh! les lâchetés qu’elle me force à commettre, elle les payera un jour! Mais, pour aujourd’hui, j’ai fait assez de besogne, ajouta-t-il, j’ai vaincu l’ennemi… Moi qui eusse dû être plus faible, puisque j’aime, j’ai été dix fois plus fort.
Il répéta encore ces mots avec une joie sauvage, et, une main convulsive sur son front intelligent, d’où il releva ses beaux cheveux noirs, il enfonça vigoureusement sa bêche dans la plate-bande, s’élança comme un chevreuil tout au travers de la haie de cyprès et d’ifs, traversa, léger comme la brise, un massif de plantes sous cloches, dont il n’effleura pas une, malgré la rapidité furieuse de sa course, et s’alla poster à l’extrémité de la diagonale qu’il venait de décrire, pour tourner la route qu’Andrée suivait circulairement.
Là, en effet, il la vit encore s’avancer pensive et presque humiliée, ses beaux yeux baissés, sa main moite et inerte doucement balancée sur sa robe frissonnante, il l’entendit, caché derrière l’épaisse charmille, soupirer deux fois, comme si elle se parlait à elle-même. Enfin, elle passa si près des arbres, que Gilbert eût pu, en allongeant le bras, effleurer celui d’Andrée, comme une fièvre insensée, vertigineuse, lui conseillait de le faire.
Mais il fronça le sourcil avec un mouvement de volonté pareil à de la haine, et, posant une main crispée sur son cœur:
– Encore lâche! se dit-il.
Puis il ajouta tout bas:
– C’est qu’elle est si belle!
Gilbert fût peut-être resté longtemps dans sa contemplation, car l’allée était longue et le pas d’Andrée fort lent et fort mesuré; mais cette allée avait des contre-allées d’où pouvait déboucher un fâcheux, et le hasard traita si mal Gilbert, qu’un fâcheux déboucha effectivement de la première allée latérale à gauche, c’est-à-dire presqu’en face du massif d’arbres verts où Gilbert se tenait caché.
Cet importun marchait d’un pas méthodique et mesuré; il portait haut la tête, tenait son chapeau sous le bras droit et la main gauche sur l’épée. Il portait un habit de velours sous une pelisse doublée de martre zibeline, et tendait en marchant la jambe qu’il avait belle, et le cou-de-pied, qu’il avait haut comme un homme de race.
Ce seigneur, tout en s’avançant, aperçut Andrée, et la tournure de la jeune fille lui parut sans doute agréable, car il doubla le pas en coupant obliquement, de façon à se trouver sur la ligne que suivait Andrée et à la croiser le plus tôt possible.
Gilbert, ayant vu ce personnage, poussa involontairement un petit cri et s’enfuit comme un merle effarouché sous les sumacs.
La manœuvre du fâcheux lui réussit; il en avait sans doute l’habitude, et, avant trois minutes, il se trouva précéder Andrée que, trois minutes auparavant, il suivait à une assez grande distance.
Andrée, entendant ce pas, se jeta d’abord un peu de côté pour laisser passer l’homme; lorsqu’il fut passé, elle regarda de son côté.
Le seigneur regardait aussi et de tous ses yeux: il s’arrêta même pour mieux voir, et, se retournant après avoir vu:
– Ah! mademoiselle, dit-il d’une voix tout aimable, où courez-vous si vite, je vous prie?
Au son de cette voix, Andrée leva la tête et vit, à trente pas derrière elle, deux officiers des gardes qui marchaient lentement; elle vit, sous la pelisse de martre de celui qui lui adressait la parole, le cordon bleu, et, toute pâle, tout effrayée de cette rencontre inattendue et de cette interruption gracieuse:
– Le roi! dit-elle en s’inclinant fort bas.
– Mademoiselle…, répliqua Louis XV en s’approchant, j’ai de si mauvais yeux que je suis forcé de vous demander votre nom.
– Mademoiselle de Taverney, murmura la jeune fille, si confuse, si tremblante, qu’à peine se fit-elle entendre.
– Ah! oui-da! c’est un heureux voyage que vous faites dans Trianon, mademoiselle, dit le roi.
– J’allais rejoindre Son Altesse royale madame la dauphine qui m’attend, répondit Andrée de plus en plus tremblante.
– Mademoiselle, je vous conduirai près d’elle, reprit Louis XV; car je vais, en voisin de campagne, rendre une visite à ma fille; veuillez accepter mon bras, puisque nous suivons le même chemin.
Andrée sentit comme un nuage passer sur sa vue et descendre en flots tourbillonnants avec son sang jusqu’à son cœur. En effet, un pareil honneur pour la pauvre fille, le bras du roi, de ce souverain seigneur de tous, une gloire si inespérée, si incroyable, une faveur dont toute une cour eût été jalouse, lui paraissait quelque chose comme un rêve.
Aussi fit-elle une révérence si profonde et si religieusement craintive, que le roi se crut obligé de la saluer encore. Quand Louis XV voulait se souvenir de Louis XIV, c’était toujours en des questions de cérémonial et de politesse. Au reste, ses traditions de courtoisie venaient de plus loin, elles venaient de Henri IV.
Il offrit donc sa main à Andrée; celle-ci plaça l’extrémité brûlante de ses doigts sur le gant du roi, et tous deux continuèrent de marcher vers le pavillon, où l’on avait dit au roi qu’il trouverait la dauphine avec son architecte et son jardinier en chef.
Nous pouvons assurer que Louis XV, qui cependant n’aimait pas beaucoup à marcher, prit le plus long chemin pour conduire Andrée au Petit Trianon. Le fait est que les deux officiers qui marchaient derrière s’aperçurent de l’erreur de Sa Majesté et s’en plaignirent, car ils étaient légèrement vêtus, et le temps se refroidissait.
Ils arrivèrent tard, puisqu’ils ne trouvèrent pas la dauphine au point où l’on espérait la trouver; Marie-Antoinette venait de partir, pour ne pas faire attendre le dauphin, qui aimait à souper entre six et sept heures.
Son Altesse royale arriva donc à l’heure exacte, et, comme le dauphin, très ponctuel, se tenait déjà sur le seuil du salon pour être plus vite à la salle à manger, lorsque le maître d’hôtel paraîtrait, la dauphine jeta sa mante aux mains d’une femme de chambre, alla prendre gaiement le bras du dauphin, et l’entraîna dans la salle à manger.
Le couvert était dressé pour les deux illustres amphitryons. Ils occupaient chacun le milieu de la table, laissant ainsi libre le haut bout, que, depuis certaines surprises du roi, on n’occupait jamais, même pour une table garnie de convives.
À ce haut bout, le couvert du roi avec son cadenas occupait une place considérable; mais le maître d’hôtel, qui ne comptait pas sur cet hôte, faisait le service de ce côté.
Derrière la chaise de la dauphine – avec l’espace nécessaire pour que les valets circulassent – sur un petit gradin, se tenait, assise sur un tabouret, madame de Noailles raide et ayant pris pourtant tout ce qu’on doit avoir d’amabilité sur la figure à l’occasion d’un souper.