Le maréchal resta au milieu d’un sourire ébauché.
M. d’Aiguillon salua respectueusement son oncle et quitta le salon, laissant le maréchal fort intrigué, par-dessus tout confus de l’acharnement qu’il avait mis à mordre cette chair noble et vive.
Il y eut quelque consolation pour le vieux maréchal dans la joie folle des Parisiens, lorsque, le soir, ils lurent les dix mille exemplaires de l’arrêt, qu’on s’arrachait dans les rues. Mais il ne put s’empêcher de soupirer quand Rafté lui demanda compte de sa soirée.
Il la lui raconta cependant sans rien taire.
– Le coup est donc paré? dit le secrétaire.
– Oui et non, Rafté; mais la blessure n’est pas mortelle, et nous avons à Trianon quelque chose de mieux que je me reproche de n’avoir pas uniquement soigné. Nous avons couru deux lièvres, Rafté… C’est une grande folie…
– Pourquoi, si l’on prend le bon? répliqua Rafté.
– Eh! mon cher, le bon, souviens-toi de cela, c’est toujours celui qu’on n’a pas pris, et, pour celui-là qu’on n’a pas, on donnerait toujours l’autre, c’est-à-dire celui qu’on tient.
Rafté haussa les épaules, et cependant M. de Richelieu n’avait pas tort.
– Vous croyez, dit-il, que M. d’Aiguillon sortira de là?
– Crois-tu que le roi en sorte, nigaud?
– Oh! le roi fait un trou partout; mais il ne s’agit pas du roi, que je sache.
– Où le roi passera, passera madame du Barry, qui tient de si près au roi… et par où madame du Barry aura passé, d’Aiguillon passera aussi, lui qui… Mais tu n’entends rien à la politique, Rafté.
– Monseigneur, ce n’est pas l’avis de maître Flageot.
– Bon! que dit ce maître Flageot? et qu’est-ce que c’est, d’abord?
– C’est un procureur, monseigneur.
– Après?
– Eh bien, monsieur Flageot prétend que le roi lui-même ne s’en tirera pas.
– Oh! oh! qui donc fera obstacle au lion?
– Ma foi, monseigneur, ce sera le rat!…
– Maître Flageot, alors!
– Il dit que oui.
– Et tu le crois?
– Je crois toujours un procureur qui promet de faire du mal.
– Nous verrons, Rafté, les moyens de maître Flageot.
– C’est ce que je me dis, monseigneur.
– Viens donc souper pour que je me couche… Cela m’a tout retourné de voir que mon pauvre neveu n’était plus pair de France et ne serait pas ministre. On est oncle, Rafté, ou on ne l’est pas.
M. de Richelieu se mit à soupirer, et ensuite il se mit à rire.
– Vous avez pourtant bien ce qu’il faut pour être ministre, lui répliqua Rafté.
Chapitre XCVIII M. d’Aiguillon prend sa revanche
Le lendemain du jour où le terrible arrêt du parlement avait empli de bruit Paris et Versailles, lorsque l’attente était grande pour tout le monde de savoir quelle serait la suite de cet arrêt, M. le duc de Richelieu, qui s’était transporté à Versailles et avait repris sa vie régulière, vit entrer chez lui Rafté, tenant une lettre à la main. Le secrétaire flairait et pesait cette lettre avec un air d’inquiétude qui se communiqua promptement au maître.
– Qu’est-ce encore, Rafté? demanda le maréchal.
– Quelque chose de peu agréable, j’imagine, monseigneur, et qui est enfermé là dedans.
– Pourquoi imagines-tu cela?
– Parce que la lettre est de M. le duc d’Aiguillon.
– Ah! ah! fit le duc, de mon neveu?
– Oui, monsieur le maréchal. Au sortir du conseil du roi, un huissier de la chambre est venu et m’a remis ce pli pour vous; voilà dix minutes que je le tourne et le retourne sans pouvoir m’empêcher d’y voir quelque mauvaise nouvelle.
Le duc étendit la main.
– Donne, dit-il, je suis brave.
– Je vous préviens, interrompit Rafté, que l’huissier, en me remettant ce papier, a ri jusqu’au fond du gosier.
– Diable! voilà qui est inquiétant; donne toujours, répliqua le maréchal.
– Et qu’il a ajouté: «M. le duc d’Aiguillon recommande que M. le maréchal ait ce message sur-le-champ.»
– Douleur! tu ne me feras pas dire que tu sois un mal! s’écria le vieux maréchal en brisant le cachet d’une main ferme.
Et il lut.
– Eh! eh! vous faites la grimace, dit Rafté les mains derrière le dos, en observateur.
– Est-il possible! murmura Richelieu poursuivant sa lecture.
– C’est sérieux, à ce qu’il paraît?
– Tu as l’air enchanté?
– Sans doute, je vois que je ne m’étais pas trompé.
Le maréchal reprit sa lecture.
– Le roi est bon, dit-il au bout d’un instant.
– Il nomme M. d’Aiguillon ministre?
– Mieux que cela.
– Oh! oh! quoi donc?
– Lis et commente.
Rafté lut à son tour ce billet; il était écrit de la main même du duc d’Aiguillon et conçu en ces termes:
«Mon cher oncle,
«Votre bon conseil a porté ses fruits: j’ai confié mes chagrins à cette excellente amie de notre maison, madame la comtesse du Barry, qui a bien voulu déposer ma confidence dans le sein de Sa Majesté. Le roi s’est indigné des violences que me font MM. du parlement, à moi qui me suis employé si fidèlement à son service, et, dans son conseil de ce jour même, Sa Majesté a cassé l’arrêt du parlement et m’a enjoint de continuer mes fonctions de pair de France.
«Je vous envoie, mon cher oncle, sachant bien tout le plaisir que vous fera cette nouvelle, la teneur de la décision que Sa Majesté a prise en conseil aujourd’hui. Je l’ai fait copier par un secrétaire, et vous en avez notification avant qui que ce soit au monde.
«Veuillez croire à mon tendre respect, mon cher oncle, et me continuez vos bonnes grâces et vos bons conseils.
«Signé: Duc d’Aiguillon.»
– Il se moque de moi par-dessus le marché, s’écria Richelieu.
– Ma foi, je crois que oui, monseigneur.
– Le roi! le roi! qui se jette dans le guêpier.
– Vous ne vouliez pas le croire hier.
– Je n’ai pas dit qu’il ne s’y jetterait pas, monsieur Rafté, j’ai dit qu’il s’en tirerait… Or, tu vois qu’il s’en tire.
– Le fait est que le parlement est battu.
– Et moi aussi!
– Pour le moment, oui.
– Pour toujours! hier, je le pressentais, et tu m’as tant consolé, qu’il ne pouvait manquer de m’arriver des désagréments.