– Mais qu’il ne faudrait pas divulguer, répliqua finement d’Aiguillon, avec un geste que comprit madame de Béarn.
– Oh! madame, dit alors la plaideuse, madame, vous qui pouvez tant sur Sa Majesté, obtenez qu’elle dise: «Je veux qu’on juge le procès de madame de Béarn.» D’ailleurs, vous le savez, c’est chose promise, et depuis longtemps.
M. d’Aiguillon se pinça les lèvres, salua madame du Barry et quitta le boudoir. Il venait d’entendre dans la cour le carrosse du roi.
– Voici le roi! dit madame du Barry en se levant pour congédier la plaideuse.
– Oh! madame, pourquoi ne me permettriez-vous pas de me jeter aux pieds de Sa Majesté?
– Pour lui demander un lit de justice? Je le veux bien, répliqua vivement la comtesse. Demeurez ici, madame, puisque tel est votre désir.
À peine madame de Béarn avait-elle rajusté ses coiffes que le roi entra.
– Ah! dit-il, vous avez des visites, comtesse?…
– Madame de Béarn, sire.
– Sire, justice! s’écria la vieille dame en faisant une profonde révérence.
– Oh! oh! s’écria Louis XV avec un persiflage inintelligible pour quiconque ne le connaissait pas; quelqu’un vous aurait-il offensé, madame?
– Sire, je demande justice.
– Contre qui?
– Contre le parlement.
– Ah! bon! fit le roi en frappant dans ses mains; vous vous plaignez de mes parlements? Eh bien, faites-moi donc le plaisir de les mettre à la raison. J’ai aussi à m’en plaindre, moi, et je vous demande justice également, ajouta-t-il en imitant la révérence de la vieille comtesse.
– Sire, enfin vous êtes le roi, vous êtes le maître.
– Le roi, oui; le maître, pas toujours.
– Sire, exprimez votre volonté.
– C’est ce que je fais tous les soirs, madame; et eux, tous les matins, expriment aussi leur volonté. Or, comme ces deux volontés sont diamétralement opposées l’une de l’autre, il en est de nous comme de la terre et de la lune, qui courent éternellement l’une après l’autre sans jamais se rencontrer.
– Sire, votre voix est assez puissante pour couvrir toutes les criailleries de ces gens-là.
– C’est ce qui vous trompe. Je ne suis pas avocat, moi, et eux le sont. Si je dis oui, ils disent non; impossible de s’entendre… Ah! si, quand j’ai dit oui, vous trouvez un moyen de les empêcher de dire non, je fais alliance avec vous.
– Sire, ce moyen, je l’ai.
– Donnez-le-moi tout de suite.
– Ainsi ferai-je, sire. Tenez un lit de justice.
– Voilà bien un autre embarras, dit le roi; un lit de justice! Y pensez-vous, madame? C’est quasi une révolution.
– C’est un moyen de dire en face à ces gens rebelles que vous êtes le maître. Vous savez, sire, que le roi, lorsqu’il manifeste ainsi sa volonté, a seul droit de parler, nul ne répond. Vous leur direz: «Je veux», et ils baisseront la tête…
– Le fait est, dit la comtesse du Barry, que l’idée est pompeuse.
– Pompeuse, oui, répliqua Louis XV; bonne, non.
– C’est cependant beau, poursuivit madame du Barry avec chaleur, le cortège, les gentilshommes, les pairs, toute la maison militaire du roi, puis une immense quantité de peuple, puis ce lit de justice composé de cinq oreillers fleurdelisés d’or… Ce serait une belle cérémonie.
– Vous croyez? dit le roi un peu ébranlé dans ses convictions.
– Et le magnifique habit du roi, le manteau doublé d’hermine, les diamants de la couronne, le sceptre d’or, tout cet éclat qui convient à un visage auguste et beau. Oh! que vous seriez splendide ainsi, sire!
– Il y a fort longtemps qu’on n’a vu de lit de justice, dit Louis XV avec une nonchalance affectée.
– Depuis votre enfance, sire, dit madame de Béarn; le souvenir de votre resplendissante beauté est resté dans tous les cœurs.
– Et puis, ajouta madame du Barry, ce serait une bonne occasion pour M. le chancelier de déployer sa rude et concise éloquence, pour écraser ces gens là sous la vérité, sous la dignité, sous l’autorité.
– Il faudra que j’attende le premier méfait du parlement, dit Louis XV; alors je verrai.
– Qu’attendriez-vous donc, sire, de plus énorme que ce qu’il vient de faire?
– Et qu’a-t-il donc fait? Voyons.
– Vous ne le savez pas?
– Il a un peu taquiné M. d’Aiguillon, ce n’est pas un cas pendable… bien que, fit le roi en regardant madame du Barry, bien que ce cher duc soit de mes amis. Or, si les parlements ont taquiné le duc, j’ai réparé leur méchanceté par mon arrêté d’hier ou d’avant-hier, je ne me souviens plus. Nous voilà donc manche à manche.
– Eh bien, sire, dit vivement madame du Barry, madame la comtesse venait nous annoncer que, ce matin, ces messieurs noirs prennent la belle.
– Comment cela? dit le roi en fronçant le sourcil.
– Parlez, madame, le roi le permet, dit la favorite.
– Sire, MM. les conseillers ont résolu de ne plus tenir la cour du parlement jusqu’à ce que Votre Majesté leur ait donné gain de cause.
– Plaît-il? dit le roi. Vous vous trompez, madame, ce serait un acte de rébellion et mon parlement n’osera pas se révolter, j’espère.
– Sire, je vous assure…
– Oh! madame, ce sont des bruits.
– Votre Majesté veut-elle m’entendre?
– Parlez, comtesse.
– Eh bien, mon procureur m’a rendu ce matin le dossier de mon procès… Il ne plaide plus, parce qu’on ne juge plus.
– Bruits, vous dis-je; essai, épouvantail.
Et, tout en disant cela, le roi se promenait tout agité dans le boudoir.
– Sire, Votre Majesté croira-t-elle M. de Richelieu plus que moi? Eh bien, on a rendu en ma présence à M. de Richelieu les sacs du procès, comme à moi, et M. le duc s’est retiré bien courroucé.
– On gratte à la porte, dit le roi pour changer la conversation.
– C’est Zamore, sire.
Zamore entra.
– Maîtresse, une lettre, dit-il.
– Vous permettez, sire? demanda la comtesse. Ah! mon Dieu! dit-elle tout à coup.
– Quoi donc?
– De M. le chancelier, sire. M. de Maupeou, sachant que Votre Majesté a bien voulu me visiter, sollicite mon intervention pour obtenir un moment d’audience.
– Qu’y a-t-il encore?
– Faites entrer M. le chancelier, dit madame du Barry.
La comtesse de Béarn se leva et voulut prendre congé.
– Vous n’êtes pas de trop, madame, lui dit le roi. Bonjour, monsieur de Maupeou. Quoi de nouveau?
– Sire, dit en s’inclinant le chancelier, le parlement vous gênait: vous n’avez plus de parlement.
– Et comment cela? Sont-ils tous morts? ont-ils mangé de l’arsenic?
– Plût au ciel!… Non, sire, ils vivent; mais ils ne veulent plus siéger et donnent leurs démissions. Je viens de les recevoir en masse.
– Les conseillers?
– Non, sire, les démissions.
– Quand je vous disais, sire, que c’était sérieux, dit la comtesse à demi voix.