– S’il y a des peines contre les révélateurs, il doit y en avoir contre les tièdes ou contre les négligents, pensa-t-il. Or, j’ai toujours remarqué que les gros dangers ne sont rien, pas plus que les grosses menaces; les cas d’application de peines ou d’exécution, en pareille circonstance, sont extrêmement rares; mais, pour les petites vengeances, les coups sournois, les mystifications et autre menue monnaie, il y faut prendre garde. Quelque jour, les frères maçons se payeraient de mon mépris par la tension d’une corde dans mon escalier; je m’y briserais une jambe et les huit ou dix dents qui me restent… ou bien ils auront un moellon tout prêt à me laisser choir sur la tête lorsque je côtoierai un échafaudage… Mieux que cela, dans leur maçonnerie, il y aura quelque pamphlétaire vivant tout près de moi, sur mon palier peut-être, plongeant par ses fenêtres dans ma chambre. Cela n’est pas impossible, puisque les réunions ont lieu rue Plâtrière même… Eh bien, ce coquin écrira sur moi des platitudes qui me ridiculiseront dans tout Paris… N’ai-je pas des ennemis partout?
Un moment après, Rousseau changeait de pensée.
– Eh bien, se disait-il, où est le courage, où est l’honneur? J’aurai peur vis-à-vis de moi-même? Je ne regarderai dans mon miroir que la face d’un poltron et d’un coquin? Non, il n’en sera pas ainsi… Dût l’univers se coaliser pour mon malheur, dût la cave de cette rue s’écrouler sur moi, j’irai… Beaux raisonnements, d’ailleurs, qu’enfante la peur. Depuis mon retour, à cause de la rencontre de cet homme, je me surprends à toujours tourner dans un cercle d’inepties. Voilà que je doute de tous, et de moi-même! cela n’est pas logique… Je me connais, je ne suis pas un enthousiaste: si j’ai cru voir des merveilles dans l’association projetée, c’est qu’il y a des merveilles. Qui me dit que je ne serai pas, moi, le régénérateur du genre humain, moi qu’on a recherché, moi que les agents mystérieux d’un pouvoir sans limites sont venus consulter sur la foi de mes écrits: je reculerais lorsqu’il s’agit de suivre mon œuvre, de substituer l’application à la théorie!
Rousseau s’animait.
– Quoi de plus beau! Les âges marchent… les peuples sortent de l’abrutissement, le pas suit le pas dans l’obscurité, la main dans l’ombre; l’immense pyramide s’élève au-dessus de laquelle, pour couronnement, les siècles futurs placeront le buste de Rousseau, citoyen de Genève, qui, pour faire comme il a dit, a risqué sa liberté, sa vie, c’est-à-dire a été fidèle à sa devise: Vitam impendere vero.
Là-dessus, Rousseau, transporté, se mit à son clavecin et acheva de se monter l’imagination avec les mélopées les plus ronflantes, les plus larges et les plus guerrières qu’il put arracher aux flancs de l’instrument sonore.
La nuit vint. Thérèse, fatiguée d’avoir tourmenté vainement son captif, dormait sur sa chaise; Rousseau, dont le cœur battait fort, prit son habit neuf comme pour aller en bonne fortune; il étudia un moment dans la glace le jeu de ses yeux noirs, qu’il trouva vifs et parlants; ce qui le charma.
Il s’appuya sur sa canne de jonc, et, sans avoir réveillé Thérèse, s’esquiva de l’appartement.
Mais, arrivé au bas de l’escalier, après avoir fait jouer de sa main le secret de la porte ouvrant sur la rue, Rousseau commença par regarder au dehors, afin de s’assurer de l’état des localités.
Il ne passait aucune voiture; la rue, comme de coutume, était pleine de flâneurs, dont les uns regardaient les autres, comme c’est encore la coutume, tandis que beaucoup s’arrêtaient aux vitres des boutiques pour lorgner les jolies filles de comptoir.
Un homme de plus était donc parfaitement inaperçu dans ce tourbillon. Rousseau s’y précipita; il n’avait pas un long chemin à faire.
Un chanteur avec un aigre violon stationnait devant la porte qu’on avait signalée à Rousseau. Cette musique, à laquelle sont sensibles les oreilles de tout véritable Parisien, emplissait la rue d’échos qui s’en allaient répétant les dernières mesures du refrain chanté par le violon ou le chanteur lui-même.
Rien n’était donc plus défavorable au mouvement circulatoire que l’engorgement formé à cet endroit par le cercle des auditeurs. Il fallait nécessairement que tout passant tournât à droite ou à gauche du groupe; ceux qui tournaient à gauche prenaient la rue, ceux qui tournaient à droite longeaient la maison désignée et vice versa.
Rousseau remarqua que plusieurs de ces passants se perdirent en route, comme s’ils fussent tombés en quelque trappe. Il compta que ceux-là étaient venus dans le même but que lui, et résolut d’imiter leur manœuvre: c’était chose facile.
Ayant ainsi passé derrière le groupe des auditeurs, comme pour s’arrêter aussi, il guetta la première personne qu’il vit entrer dans l’allée ouverte. Plus timoré que ceux-là, parce qu’il avait plus à risquer sans doute, il attendit que l’occasion se présentât dix fois bonne.
Il n’attendit pas longtemps. Un cabriolet qui accourait du bout de la rue coupa le cercle en deux et opéra un refoulement des deux hémisphères sur les maisons. Rousseau se trouva placé sur le seuil même de l’allée; il n’y avait qu’à continuer… Notre philosophe observa que tous les curieux, occupés du cabriolet, tournaient le dos à la maison. Il profita de son isolement et disparut dans la profondeur de l’allée noire.
Au bout de quelques secondes, il aperçut une lumière sous laquelle un homme assis paisiblement, comme un marchand après sa journée de vente, lisait ou feignait de lire une gazette.
Au bruit des pas de Rousseau, cet homme leva la tête et appuya visiblement son doigt sur sa poitrine, tout éclairée par la lampe.
Rousseau répondit à ce geste symbolique par un doigt qu’il appuya sur ses lèvres.
Aussitôt l’homme se leva, et, poussant une porte située à sa droite, porte invisible tant elle était artistement découpée dans le pan de la boiserie auquel il s’adossait, il fit voir à Rousseau un escalier fort raide qui plongeait sous terre.
Rousseau entra; la porte se referma sans bruit, mais avec rapidité.
Rousseau, en s’aidant de sa canne, descendit les degrés; il trouvait mauvais que les associés lui imposassent pour première épreuve le risque de se rompre le cou et les jambes.
Mais l’escalier, s’il était roide, n’était pas long. Rousseau compta dix-sept marches, et aussitôt il fut envahi par une grande chaleur qui le saisit aux yeux et au visage.
Cette chaleur humide était le souffle d’un certain nombre d’hommes rassemblés en cette cave.
Rousseau remarqua les murailles tapissées de toiles rouges et blanches, sur lesquelles étaient figurés divers instruments de travail, plus symboliques sans doute que réels. Une seule lampe pendait de la voûte, jetant un reflet sinistre sur les figures assez honnêtes pourtant qui causaient entre elles à voix basse sur des bancs de bois.
Il n’y avait par terre ni parquet ni tapis, mais une épaisse natte de jonc qui assourdissait les pas.
Rousseau ne produisit donc en entrant aucune sensation.
Nul ne parut avoir remarqué qu’il entrât.
Cinq minutes auparavant, Rousseau ne désirait rien tant qu’une pareille entrée, et cependant, son entrée faite, il fut fâché d’avoir si bien réussi.
Il vit une place vide sur un des derniers bancs; il s’y installa le plus modestement qu’il put, derrière tous les autres.