«Hélas! avant que vous puissiez quelque chose pour me défendre, avant que vous me donniez par vos propres moyens la liberté si on m’emprisonne, du pain si on m’affame, des consolations si on m’afflige; avant, dis-je, que vous soyez quelque chose, ce frère que vous admettez aujourd’hui, si monsieur le permet, ajouta-t-il en se tournant vers Marat, ce frère aura payé son tribut à la nature, car le progrès est boiteux, car la lumière est lente, et, de l’endroit où il sera tombé, nul d’entre vous ne le tirera…
– Vous vous trompez, illustre frère, dit une voix suave et pénétrante qui attira doucement Rousseau, il y a plus que vous ne pensez dans l’association que vous voulez bien accepter; il y a tout l’avenir du monde; l’avenir, vous le savez, c’est l’espoir, c’est la science; l’avenir, c’est Dieu qui doit donner sa lumière au monde, puisqu’il a promis qu’il la donnerait. Or, Dieu ne saurait mentir.
Rousseau, surpris de ce langage élevé, regarda et reconnut l’homme encore jeune qui lui avait donné rendez-vous le matin au lit de justice.
Cet homme, vêtu de noir, avec une certaine recherche, et surtout avec une grande distinction, se tenait adossé à une face latérale de l’estrade, et son visage, éclairé par une molle lueur, brillait de toute sa beauté, de toute sa grâce, de toute son expression naturelle.
– Ah! dit Rousseau, la science, abîme sans fond! Vous me parlez science, vous! consolation, avenir, promesse; un autre me parle matière, rigueur et violence: lequel croire? Il en sera donc de l’assemblée des frères comme parmi les loups dévorants de ce monde qui s’agite au-dessus de nous? Loups et brebis! Écoutez donc ma profession de foi, puisque vous ne l’avez pas lue dans mes livres.
– Vos livres! s’écria Marat, ils sont sublimes, d’accord; mais ce sont des utopies; vous êtes utile au même point de vue que Pythagore, que Solon et que Cicéron le sophiste. Vous indiquez le bien, mais un bien artificiel, insaisissable. inaccessible; vous ressemblez à celui qui voudrait nourrir une foule affamée avec des bulles d’air plus ou moins irisées par le soleil.
– Avez-vous vu, dit Rousseau en fronçant le sourcil, les grandes commotions de la nature se faire sans préparations? avez-vous vu naître l’homme, cet événement vulgaire et pourtant sublime? l’avez-vous vu naître sans qu’il ait amassé neuf mois la substance et la vie aux flancs de sa mère? Ah! vous voulez que je régénère le monde avec des actes?… Ce n’est pas régénérer cela, monsieur, c’est révolutionner!
– Alors, riposta violemment le jeune chirurgien, alors vous ne voulez pas de l’indépendance? alors vous ne voulez pas de la liberté?
– Au contraire, répondit Rousseau, car l’indépendance, c’est mon idole; car la liberté, c’est ma déesse. Seulement, je veux d’une liberté douce et radieuse qui échauffe et qui vivifie. Je veux d’une égalité qui rapproche les hommes par l’amitié, non par la crainte. Je veux l’éducation, l’instruction de chaque élément du corps social, comme le mécanicien veut l’harmonie, comme l’ébéniste veut l’assemblage; c’est-à-dire le concours parfait, la copulation absolue de chaque pièce de son travail. Je le répète, je veux ce que j’ai écrit: le progrès, la concorde, le dévouement.
Marat laissa errer sur ses lèvres un sourire de dédain.
– Oui, les ruisseaux de lait et de miel, dit-il, les champs élysées de Virgile, rêves d’un poète dont la philosophie voudrait faire une réalité.
Rousseau ne répliqua pas. Il lui semblait trop dur d’avoir à défendre sa modération, lui que, dans toute l’Europe, on avait appelé un novateur violent.
Il se rassit en silence après avoir, pour la satisfaction de son âme naïve et timide, consulté du regard et obtenu l’approbation tacite du personnage qui l’avait défendu tout à l’heure.
Le président se leva.
– Vous avez entendu? dit-il à tous.
– Oui, répondit l’assemblée.
– Le frère récipiendaire vous paraît-il digne d’entrer dans l’association? en comprend-il les devoirs?
– Oui, dit l’assemblée, mais avec une réserve qui montrait peu d’unanimité.
– Prêtez le serment, dit le président à Rousseau.
– Il me serait désagréable, répondit le philosophe avec un certain orgueil, de déplaire à quelques membres de cette association, et je dois encore répéter mes paroles de tantôt; elles sont l’expression de ma conviction. Si j’étais orateur, je les développerais d’une façon saisissante; mais ma langue est rebelle et trahit toujours ma pensée lorsque je lui demande une traduction immédiate.
«Je veux dire que je fais plus pour le monde et pour vous, loin de cette assemblée, que je ne ferais en pratiquant assidûment vos coutumes: ainsi donc, laissez-moi à mes travaux, à ma faiblesse, à mon isolement. Je l’ai dit, je penche vers la tombe: chagrins, infirmités, misères m’y poussent activement; vous ne pouvez retarder ce grand œuvre de la nature; abandonnez-moi, je ne suis pas fait pour marcher avec les hommes, je les hais et je les fuis; je les sers cependant, parce que je suis homme moi-même, et qu’en les servant je les rêve meilleurs qu’ils ne sont. Maintenant, vous avez ma pensée tout entière; je ne dirai plus un mot.»
– Vous refusez donc de prêter le serment? dit Marat avec une certaine émotion.
– Je refuse positivement; je ne veux pas faire partie de l’association: trop de preuves établissent pour moi que j’y serais inutile.
– Frère, dit l’inconnu à la voix conciliante, permettez-moi de vous appeler ainsi, car nous sommes réellement des frères en dehors de toute combinaison de l’esprit humain. Frère, ne cédez pas à un moment de dépit bien naturel; sacrifiez un peu de votre légitime orgueil; faites pour nous ce qui vous répugne. Vos conseils, vos idées, votre présence, c’est la lumière! Ne nous plongez pas dans la double nuit de votre absence et de votre refus.
– Vous vous trompez, dit Rousseau, je ne vous ôte rien, puisque je ne donnerai jamais plus que je n’ai donné à tout le monde, au premier lecteur venu, à la première interprétation des gazettes; si vous voulez le nom et l’essence de Rousseau…
– Nous le voulons! dirent avec politesse plusieurs voix.
– Alors, prenez une collection de mes ouvrages, placez les volumes sur la table de votre président, et, lorsque vous irez aux opinions et que mon tour de dire la mienne sera venu, ouvrez mon livre, vous trouverez mon avis, ma sentence.
Rousseau fit un pas pour sortir.
– Un moment! dit le chirurgien, les volontés sont libres, et celles de l’illustre philosophe autant que toutes les autres; mais il serait peu régulier d’avoir laissé accès dans notre sanctuaire à un profane qui, n’étant lié par aucune clause même tacite, pourrait, sans être un malhonnête homme, révéler nos mystères.
Rousseau lui rendit son sourire de compassion.
– C’est un serment de discrétion que vous me demandez? dit-il.
– Vous l’avez dit.
– Je suis tout prêt.
– Veuillez lire la formule, frère vénérable, dit Marat.
Le frère vénérable lut, en effet, cette formule:
«Je jure en présence du grand Dieu éternel, architecte de l’univers, de mes supérieurs et de la respectable assemblée qui m’entoure, de ne révéler jamais, ni faire connaître, ni écrire rien de ce qui s’opère sous mes yeux, me condamnant moi-même, en cas d’imprudence, à être puni selon les lois du grand fondateur, de tous mes supérieurs, et la colère de mes pères.»