Rousseau étendait déjà la main, quand l’inconnu qui avait écouté et suivi le débat avec une sorte d’autorité que nul ne lui contestait, bien qu’il fût perdu dans la foule, l’inconnu, disons-nous, s’approcha du président et lui dit quelques mots à l’oreille.
– C’est vrai, répliqua le vénérable.
Et il ajouta:
– Vous êtes un homme, non un frère, vous êtes un homme d’honneur placé vis-à-vis de nous seulement dans la position d’un semblable. Nous abjurons donc ici notre qualité pour vous demander une simple parole d’honneur d’oublier tout ce qui s’est passé entre nous.
– Comme un rêve au matin; je le jure sur l’honneur, répondit Rousseau avec émotion.
Il sortit à ces mots, et beaucoup de membres derrière lui.
Chapitre CIV Compte rendu
Après sortie des membres de second et de troisième ordre, il resta sept associés dans la loge. C’étaient les sept chefs.
Ils se reconnurent entre eux au moyen de signes qui prouvaient leur initiation à un degré supérieur.
Leur premier soin fut de clore les portes; puis, les portes fermées, leur président se révéla par l’exhibition d’une bague sur laquelle étaient gravées les lettres mystérieuses L. P. D. [2]
Ce président était chargé de la correspondance suprême de l’ordre. Il était en relation avec les six autres chefs, qui habitaient la Suisse, la Russie, l’Amérique, la Suède, l’Espagne et l’Italie.
Il apportait quelques-unes des pièces les plus importantes qu’il avait reçues de ses collègues, afin de les communiquer au cercle d’initiés supérieurs placés au-dessus des autres et au-dessous de lui.
Nous avons reconnu ce chef, c’était Balsamo.
La plus importante de ces lettres contenait un avis menaçant: elle venait de Suède, Swedenborg l’avait écrite.
«Veillez au midi, frères! disait-il; sous sa brûlante influence a été réchauffé un traître. Ce traître vous perdra.
«Veillez à Paris, frères! le traître y réside; les secrets de l’ordre sont entre ses mains, un sentiment haineux le pousse.
«J’entends la dénonciation au vol sourd, à la voix murmurante. Je vois une terrible vengeance, mais peut-être arrivera-t-elle trop tard. En attendant, veillez, frères! Veillez! Parfois il suffit d’une langue traîtresse, quoique mal instruite, pour bouleverser de fond en comble nos plans si habilement ourdis.»
Les frères se regardèrent avec une muette surprise; le langage du farouche illuminé, sa prescience, à laquelle beaucoup d’exemples frappants donnaient une autorité imposante, ne contribuèrent pas peu à assombrir le comité présidé par Balsamo.
Lui-même, qui avait foi dans la lucidité de Swedenborg, ne put résister à l’impression grave et douloureuse qui le saisit après cette lecture.
– Frères, dit-il, le prophète inspiré se trompe rarement. Veillez donc comme il vous le recommande. Vous le savez comme moi maintenant, la lutte s’engage. Ne soyons pas vaincus par ces ennemis ridicules dont nous sapons la puissance en toute sécurité. Ils ont à leur disposition, ne l’oubliez pas, des dévouements mercenaires. C’est une arme puissante en ce monde parmi les âmes qui ne voient pas plus loin que les limites de la vie terrestre. Frères, défions-nous des traîtres soudoyés.
– Ces craintes me paraissent puériles, dit une voix; chaque jour, nous gagnons en force, et nous sommes dirigés par de brillants génies et par de vigoureuses mains.
Balsamo s’inclina pour remercier le flatteur de son éloge.
– Oui; mais, comme l’a dit notre illustre président, la trahison se glisse partout, répliqua un frère qui n’était autre que le chirurgien Marat, promu malgré sa jeunesse à un grade supérieur grâce auquel il siégeait pour la première fois au comité consultatif. Songez, frères, qu’en doublant l’amorce on fait la capture plus importante. Si M. de Sartine, avec un sac d’écus, peut acheter la révélation d’un de nos frères obscurs, le ministre, avec un million ou l’espoir d’une dignité, peut acheter un de nos supérieurs. Or, chez nous, le frère obscur ne sait rien.
«Il connaît tout au plus quelques noms parmi ses collègues, et ces noms ne représentent aucune chose. C’est un ordre admirable que celui de notre constitution, mais il est éminemment aristocratique; les inférieurs ne savent rien, ne peuvent rien; on les assemble pour leur dire ou leur faire dire des futilités; et cependant ils concourent de leur temps, de leur argent, à la solidité de notre édifice. Songez-y, le manœuvre apporte seulement la pierre et le mortier; mais, sans pierre et sans mortier, ferez-vous la maison? Or, ce manœuvre perçoit un mince salaire, et cependant, moi, je le regarde comme égal à l’architecte, dont le plan crée et vivifie tout l’ouvrage; et je le regarde comme son égal, parce qu’il est homme et que tout homme vaut un autre homme aux yeux du philosophe, attendu qu’il porte sa part de misère et de fatalité comme un autre, et que, plus qu’un autre même, il est exposé à la chute d’une pierre et à la rupture d’un échafaudage.
– Je vous interromps, frère, dit Balsamo. Vous abandonnez la question qui seule doit nous préoccuper. Votre défaut, frère, c’est d’exagérer le zèle et de généraliser les discussions. Il ne s’agit pas aujourd’hui de savoir si notre constitution est bonne ou mauvaise, mais de maintenir la fermeté, l’intégrité de cette constitution. Que si je voulais discuter avec vous je répondrais: Non, l’organe qui reçoit le mouvement n’est pas l’égal du génie du créateur; non, l’ouvrier n’est pas l’égal de l’architecte; non, le cerveau n’est pas l’égal du bras.
– Que M. de Sartine saisisse un de nos frères des derniers grades, s’écria Marat avec chaleur, l’enverra-t-il moins pourrir a la Bastille que vous et moi?
– D’accord; mais il n’y aura dommage que pour l’individu et non pour l’ordre, qui doit passer chez nous avant toutes choses; tandis que, si le chef est emprisonné, la conjuration s’arrête; tandis que, si le général manque, l’armée perd la bataille. Frères, veillez donc au salut des chefs!
– Oui, mais qu’ils veillent de leur côté au nôtre.
– C’est leur devoir.
– Et que leurs fautes soient doublement punies.
– Encore une fois, mon frère, vous vous éloignez des constitutions de l’ordre. Ignorez-vous que le serment qui lie tous les membres de notre association est un et applique à tous les mêmes peines?
– Toujours les grands s’y soustrairont.
– Ce n’est point l’avis des grands, frères; écoutez la fin de la lettre de notre prophète Swedenborg, un des grands parmi nous; voici ce qu’il ajoute:
«Le mal viendra d’un des grands, d’un très grand de l’ordre, ou, s’il ne vient pas précisément de lui, la faute ne lui en sera pas moins imputable; rappelez-vous que le feu et l’eau peuvent être complices: l’un donne la lumière, l’autre les révélations.
«Veillez, frères! sur tout et sur tous, veillez!»
– Alors, dit Marat saisissant dans le discours de Balsamo et dans la lettre de Swedenborg le côté dont il voulait tirer parti, répétons le serment qui nous lie, et engageons-nous à le tenir dans toute sa rigueur, quel que soit celui qui aura trahi ou sera cause de la trahison.