– De n’avoir pas de secrets pour le maître.
– Où vas-tu?
– À Versailles.
– Qu’y portes-tu?
– Une lettre.
– À qui?
– Au ministre.
– Donne.
Le courrier tendit à Balsamo une lettre qu’il venait de tirer d’un sac de cuir attaché derrière son dos.
– Dois-je attendre? demanda-t-il.
– Oui.
– J’attends.
– Fritz!
L’Allemand parut.
– Cache Sébastien dans l’office.
– Oui, maître.
– Il sait mon nom! murmura l’adepte avec une superstitieuse frayeur.
– Il sait tout, lui répliqua Fritz en l’entraînant. Balsamo resta seuclass="underline" il regarda le cachet bien pur et bien profond de cette lettre, que le coup d’œil suppliant du courrier semblait lui avoir recommandé de respecter le plus possible.
Puis, lent et pensif, il remonta vers la chambre de Lorenza et ouvrit la porte de communication.
Lorenza dormait toujours, mais fatiguée, mais énervée par l’inaction. Il lui prit la main qu’elle serra convulsivement, et il appliqua sur son cœur la lettre du courrier, toute cachetée qu’elle était.
– Voyez-vous? lui dit-il.
– Oui, je vois, répondit Lorenza.
– Quel est l’objet que je tiens à la main?
– Une lettre.
– Pouvez-vous la lire?
– Je le puis.
– Lisez-la donc, alors.
Alors Lorenza, les yeux fermés, la poitrine haletante, récita mot à mot les lignes suivantes, que Balsamo écrivait sous sa dictée à mesure qu’elle parlait:
«Cher frère,
«Comme je l’avais prévu, mon exil me sera au moins bon à quelque chose. J’ai quitté ce matin le président de Rouen; il est à nous, mais timide. Je l’ai pressé en votre nom. Il se décide enfin, et les remontrances de sa compagnie seront avant huit jours à Versailles.
«Je pars immédiatement pour Rennes, afin d’activer un peu Caradeuc et La Chalotais, qui s’endorment.
«Notre agent de Caudebec se trouvait à Rouen. Je l’ai vu. L’Angleterre ne s’arrêtera pas en chemin; elle prépare une verte notification au cabinet de Versailles.
«X… m’a demandé s’il fallait la produire. J’ai autorisé.
«Vous recevrez les derniers pamphlets de Thévenot, de Morande et de Delille contre la du Barry. Ce sont des pétards qui feraient sauter une ville.
«Une mauvaise rumeur m’était venue: il y avait de la disgrâce dans l’air. Mais vous ne m’avez pas encore écrit, et j’en ris. Cependant, ne me laissez pas dans le doute et répondez-moi courrier par courrier.
«Votre message me trouvera à Caen, où j’ai quelques-uns de nos messieurs à pratiquer.
«Adieu, je vous embrasse.
«Duchesse de Grammont.»
Lorenza s’arrêta après cette lecture.
– Vous ne voyez rien autre chose? demanda Balsamo.
– Je ne vois rien.
– Pas de post-scriptum?
– Non.
Balsamo, dont le front s’était déridé à mesure qu’elle lisait, reprit à Lorenza la lettre de la duchesse.
– Pièce curieuse, dit-il, que l’on me payerait bien cher. Oh! comment écrit-on de pareilles choses! s’écria-t-il. Oui, ce sont les femmes qui perdent toujours les hommes supérieurs. Ce Choiseul n’a pu être renversé par une armée d’ennemis, par un monde d’intrigues, et voilà que le souffle d’une femme l’écrase en le caressant. Oui, nous périssons tous par la trahison ou la faiblesse des femmes… Si nous avons un cœur, et dans ce cœur une fibre sensible, nous sommes perdus.
Et, en disant ces mots, Balsamo regardait avec une tendresse inexprimable Lorenza palpitante sous ce regard.
– Est-ce vrai, lui dit-il, ce que je pense?
– Non, non, ce n’est pas vrai, répliqua-t-elle ardemment. Tu vois bien que je t’aime trop, moi, pour te nuire comme toutes ces femmes sans raison et sans cœur.
Balsamo se laissa enlacer par les bras de son enchanteresse.
Tout à coup un double tintement de la sonnette de Fritz résonna deux fois.
– Deux visites, dit Balsamo.
Un violent coup de sonnette acheva la phrase télégraphique de Fritz.
Et, se dégageant des bras de Lorenza, Balsamo sortit de la chambre, laissant la jeune femme toujours endormie.
Il rencontra le courrier sur son chemin: celui-ci attendait les ordres du maître.
– Voilà la lettre, dit-il.
– Qu’en faut-il faire?
– La remettre à son adresse.
– C’est tout?
– C’est tout.
L’adepte regarda l’enveloppe et le cachet, et, les voyant aussi intacts qu’il les avait apportés, manifesta sa joie et disparut dans les ténèbres.
– Quel malheur de ne pas garder un pareil autographe! dit Balsamo, et quel malheur surtout de ne pas pouvoir le faire passer par des mains sûres entre les mains du roi!
Fritz apparut alors devant lui.
– Qui est là? demanda-t-il.
– Une femme et un homme.
– Sont-ils déjà venus ici?
– Non.
– Les connais-tu?
– Non.
– La femme est-elle jeune?
– Jeune et jolie.
– L’homme?
– Soixante à soixante-cinq ans.
– Où sont-ils?
– Au salon.
Balsamo entra.
Chapitre LXXXIV Évocation
La comtesse avait complètement caché son visage sous une mante; comme elle avait eu le temps de passer à l’hôtel de famille, son costume était celui d’une petite bourgeoise.
Elle était venue en fiacre avec le maréchal qui, plus timide, s’était habillé de gris, comme un valet supérieur de bonne maison.
– Monsieur le comte, dit madame du Barry, me reconnaissez-vous?
– Parfaitement, madame la comtesse.
Richelieu restait en arrière.
– Veuillez vous asseoir, madame, et vous aussi, monsieur.
– Monsieur est mon intendant, dit la comtesse.
– Vous faites erreur, madame, répliqua Balsamo en s’inclinant; monsieur est M. le duc de Richelieu, que je reconnais à merveille, et qui serait bien ingrat s’il ne me reconnaissait pas.
– Comment cela? demanda le duc tout déferré, comme disait Tallemant des Réaux.
– Monsieur le duc, on doit un peu de reconnaissance à ceux qui nous ont sauvé la vie, je pense.
– Ah! ah! duc, dit la comtesse en riant; entendez-vous, duc?
– Eh! vous m’avez sauvé la vie, à moi, monsieur le comte? fit Richelieu étonné.
– Oui, monseigneur, à Vienne, en 1725, lors de votre ambassade.
– En 1725! mais vous n’étiez pas né, mon cher monsieur.
Balsamo sourit.
– Il me semble que si, monsieur le duc, dit-il, puisque je vous ai rencontré mourant, ou plutôt mort sur une litière; vous veniez de recevoir un coup d’épée au beau travers de la poitrine, à telles enseignes que je vous ai versé sur la plaie trois gouttes de mon élixir… Là, tenez, à l’endroit où vous chiffonnez votre point d’Alençon, un peu riche pour un intendant.