Il n’y avait dans ces supplications passionnées de l’esprit dégagé de la matière aucun mélange d’égoïsme. Andrée s’abandonnait en quelque sorte elle-même, pareille au naufragé qui a perdu l’espoir et qui ne prie plus pour lui, mais pour sa femme et ses enfants destinés à devenir orphelins.
Cette douleur intime était née à Andrée depuis le départ de son frère; et pourtant la douleur n’était pas sans mélange: comme la prière, elle se composait de deux éléments distincts dont l’un n’était pas bien intelligible pour la jeune fille.
C’était comme un pressentiment, comme l’approche perceptible d’un malheur prochain. C’était une sensation analogue à celle des élancements d’une blessure cicatrisée. La douleur continue s’est éteinte, mais le souvenir en survit longtemps et avertit de la présence du mal, comme le faisait autrefois la blessure elle-même.
Andrée n’essaya pas même de se rendre compte de ce qu’elle éprouvait; tout entière au souvenir de Philippe, elle ramena sur ce frère chéri la totalité des impressions qui l’agitaient.
Ensuite, elle se releva, se choisit un livre parmi ceux qui garnissaient sa modeste bibliothèque, plaça sa bougie à portée de sa main et se mit au lit.
Le livre qu’elle avait choisi, ou plutôt qu’elle avait pris au hasard, était un dictionnaire de botanique. Ce livre, on le comprend, n’était point fait pour absorber son attention, il l’engourdit au contraire. Bientôt un nuage, transparent d’abord, mais qui allait s’épaississant, s’étendit sur sa vue. La jeune fille lutta un instant contre le sommeil, ressaisit deux ou trois fois sa pensée fugitive qui lui échappa de nouveau; puis, en avançant la tête pour souffler la bougie, elle aperçut le verre d’eau préparé par Nicole; elle étendit le bras, le prit d’une main, de l’autre remua, à l’aide de la cuiller, le sucre à moitié fondu, et, déjà sous la pression du sommeil, elle approcha le verre de sa bouche.
Tout à coup, et comme ses lèvres allaient toucher la liqueur, une commotion étrange fit trembler sa main, un poids humide à la fois tomba sur son cerveau, et Andrée reconnut avec terreur, aux élans du fluide qui courait sur ses nerfs, cette invasion surnaturelle de sensations inconnues qui, déjà plusieurs fois, avaient triomphé de ses forces et brisé sa raison.
Elle n’eut que le temps de reposer le verre sur l’assiette, et presque aussitôt, sans autre plainte qu’un soupir échappé à sa bouche entrouverte, elle perdit l’usage de la voix, de la vue, de l’intelligence, et tomba comme foudroyée sur son lit, en proie à une torpeur mortelle.
Mais cette espèce d’anéantissement ne fut que le passage momentané d’une existence à une autre.
De morte qu’elle était avec ses yeux qui semblaient fermés pour toujours, elle se leva tout à coup, rouvrit les yeux avec une fixité effrayante, et, comme une statue de marbre qui descendrait de son tombeau, elle descendit de son lit.
Il n’y avait plus à en douter, Andrée dormait de ce sommeil merveilleux qui déjà plusieurs fois avait suspendu sa vie.
Elle traversa la chambre, ouvrit la porte vitrée et déboucha dans le corridor avec cette attitude rigide et ferme d’un marbre animé.
L’escalier se présenta devant elle et fut descendu marche à marche, sans hésitation, sans précipitation; puis Andrée apparut sur le perron.
Comme Andrée mettait le pied sur la plus haute marche pour descendre, Gilbert mettait le pied sur la plus basse pour monter.
Gilbert vit donc cette femme blanche et solennelle s’avancer comme si elle venait au-devant de lui.
Il recula devant elle, et alla, reculant toujours, s’enfoncer dans une charmille.
C’était ainsi, il se le rappelait, qu’il avait déjà vu Andrée au château de Taverney.
Andrée passa devant Gilbert, l’effleura même et ne le vit pas.
Le jeune homme, écrasé, éperdu, se laissa tomber sur son mollet replié sous lui: il avait peur.
Ne sachant à quoi attribuer cette étrange sortie d’Andrée, il la suivait des yeux; mais sa raison était confondue, mais son sang battait avec impétuosité ses tempes, mais il était plus près de la folie que de ce froid bon sens qu’il faut à l’observateur.
Il demeura donc accroupi sur l’herbe au milieu des feuilles, et guettant comme il faisait depuis que ce fatal amour était entré dans son cœur.
Tout à coup, le mystère de cette sortie lui fut expliqué: Andrée n’était ni folle, ni égarée, comme il le croyait. Andrée, de ce pas froid et sépulcral, allait à un rendez-vous.
Un éclair venait de sillonner le ciel.
Gilbert, à la lueur bleuâtre de cet éclair, vit un homme caché sous la sombre avenue de tilleuls, et, si rapide qu’eut été la flamme d’orage, il avait vu se détacher sur le fond noir son visage pâle et ses vêtements en désordre.
Andrée marchait vers cet homme, qui tenait un bras étendu comme pour l’attirer à lui.
Quelque chose comme la morsure d’un fer rouge mordit le cœur de Gilbert et le fit se redresser sur ses genoux pour mieux voir.
En ce moment, un autre éclair passa dans la nuit.
Gilbert reconnut Balsamo, couvert de sueur et de poussière; Balsamo, qui, à l’aide de quelque mystérieuse intelligence, avait pénétré dans Trianon; Balsamo enfin qui attirait Andrée à lui, aussi invinciblement, aussi fatalement que le serpent attire l’oiseau.
À deux pas de lui, Andrée s’arrêta.
Il lui prit la main. Andrée tressaillit de tout son corps.
– Voyez-vous? dit-il.
– Oui, répondit Andrée; mais, en m’appelant ainsi, vous avez failli me tuer.
– Pardon, pardon, répondit Balsamo; mais c’est que j’ai la tête perdue, c’est que je ne m’appartiens plus, c’est que je deviens fou, c’est que je me meurs.
– En effet, vous souffrez, dit Andrée, avertie de la souffrance de Balsamo par le contact de sa main.
– Oui, oui, je souffre, et je viens chercher la consolation près de vous. Vous seule pouvez me sauver.
– Interrogez-moi.
– Une seconde fois, voyez-vous?
– Oh! parfaitement.
– Voulez-vous me suivre chez moi, le pouvez-vous?
– Je le puis, si vous voulez me conduire par la pensée.
– Venez.
– Ah! dit Andrée, nous entrons dans Paris, nous suivons le boulevard, nous nous enfonçons dans une rue qui n’est éclairée que par une seule lanterne.
– C’est cela: entrons, entrons.
– Nous sommes dans une antichambre. Il y a un escalier à droite; mais vous m’entraînez vers le mur: le mur s’ouvre; des degrés se présentent…
– Montez! montez! s’écria Balsamo, c’est notre chemin.
– Ah! nous voici dans une chambre; il y a des peaux de lion, des armes. Tiens, la plaque de la cheminée s’ouvre.
– Passons; où êtes-vous?
– Dans une chambre singulière, dans une chambre sans issues, dont les fenêtres sont grillées; oh! comme tout est en désordre dans cette chambre!
– Mais, vide, vide, n’est-ce pas?
– Vide.
– Pouvez-vous voir la personne qui l’habitait?