– Vous oubliez qu’alors vous auriez un maître, vous qui n’en voulez pas avoir. Un secrétaire ou un lecteur sont des domestiques de second ordre et pas autre chose.
– C’est vrai, murmura Gilbert en pâlissant; mais n’importe, il faut que j’arrive. Je remuerai les pavés de Paris; je porterai de l’eau, s’il le faut, mais j’arriverai ou je mourrai en route, et alors mon but sera atteint de même.
– Allons! allons! dit l’étranger, vous me paraissez être, en effet, plein de bonne volonté et de courage.
– Mais vous-même, voyons, dit Gilbert, vous-même, si bon pour moi, n’exercez-vous pas une profession quelconque? Vous êtes vêtu comme un homme de finance.
Le vieillard sourit de son sourire doux et mélancolique.
– J’ai une profession, dit-il; oui, c’est vrai, car tout homme doit en avoir une, mais elle est entièrement étrangère aux choses de finances. Un financier n’herboriserait point.
– Herborisez-vous par état?
– Presque.
– Alors, vous êtes pauvre?
– Oui.
– Ce sont les pauvres qui donnent! Car la pauvreté les a rendus sages, et un bon conseil vaut mieux qu’un louis d’or. Donnez-moi donc un conseil.
– Je ferai mieux peut-être.
Gilbert sourit.
– Je m’en doutais, dit-il.
– Combien croyez-vous qu’il vous faille pour vivre?
– Oh! bien peu.
– Peut-être ne connaissez-vous point Paris?
– C’est la première fois que je l’ai aperçu hier des hauteurs de Luciennes.
– Alors vous ignorez qu’il en coûte cher pour vivre dans la grande ville?
– Combien à peu près?… Établissez-moi une proportion.
– Volontiers. Tenez, par exemple, ce qui coûte un sou en province, coûte trois sous à Paris.
– Eh bien! dit Gilbert, en supposant un abri quelconque où je puisse me reposer après avoir travaillé, il me faut pour la vie matérielle six sous par jour, à peu près.
– Bien! bien! mon ami, s’écria l’étranger. Voilà comme j’aime l’homme. Venez avec moi à Paris et je vous trouverai une profession indépendante, à l’aide de laquelle vous vivrez.
– Ah! monsieur! s’écria Gilbert ivre de joie.
Puis se reprenant:
– Il est bien entendu que je travaillerai réellement et que ce n’est point une aumône que vous me faites?
– Non pas. Oh! soyez tranquille, mon enfant, je ne suis pas assez riche pour faire l’aumône, et pas assez fou surtout pour la faire au hasard.
– À la bonne heure, dit Gilbert, que cette boutade misanthropique mettait à l’aise au lieu de le blesser. Voilà un langage que j’aime. J’accepte votre offre et je vous en remercie.
– C’est donc convenu que vous venez à Paris avec moi?
– Oui, monsieur, si vous le voulez bien.
– Je le veux, puisque je vous l’offre.
– À quoi serai-je tenu envers vous?
– À rien… qu’à travailler; et encore, c’est vous qui réglerez votre travail; vous aurez le droit d’être jeune, le droit d’être heureux, le droit d’être libre, et même le droit d’être oisif… quand vous aurez gagné vos loisirs, dit l’étranger en souriant comme malgré lui.
Puis levant les yeux au cieclass="underline"
– Ô jeunesse! ô vigueur! ô liberté! ajouta-t-il avec un soupir.
Et à ces mots, une mélancolie d’une poésie inexprimable se répandit sur ses traits fins et purs.
Puis il se leva, s’appuyant sur son bâton.
– Et maintenant, dit-il plus gaiement, maintenant que vous avez une condition, vous plaît-il que nous remplissions une seconde boîte de plantes? J’ai ici des feuilles de papier gris sur lesquelles nous classerons la première récolte. Mais à propos, avez-vous encore faim? Il me reste du pain.
– Gardons-le pour l’après-midi, s’il vous plaît, monsieur.
– Tout au moins, mangez les cerises, elles nous embarrasseraient.
– Comme cela je le veux bien; mais permettez que je porte votre boîte; vous marcherez plus à l’aise, et je crois, grâce à l’habitude, que mes jambes lasseraient les vôtres.
– Mais tenez, vous me portez bonheur; je crois voir là-bas le picris hieracioïdes, que je cherche inutilement depuis le matin; et, sous votre pied, prenez garde! le cerastium aquaticum. Attendez! Attendez! N’arrachez pas! Oh! vous n’êtes pas encore herboriste, mon jeune ami; l’une est trop humide en ce moment pour être cueillie; l’autre n’est point assez avancée. En repassant ce soir, à trois heures, nous arracherons le picris hieracioïdes et quant au cerastium, nous le prendrons dans huit jours. D’ailleurs, je veux le montrer sur pied à un savant de mes amis dont je compte solliciter pour vous la protection. Et maintenant, venez et conduisez-moi à cet endroit dont vous me parliez tout à l’heure, et où vous avez vu de beaux capillaires.
Gilbert marcha devant sa nouvelle connaissance; le vieillard le suivit, et tous deux disparurent dans la forêt.
Chapitre XLIV M. Jacques
Gilbert, enchanté de cette bonne fortune qui, dans ses moments désespérés, lui faisait toujours trouver un soutien, Gilbert, disons-nous, marchait devant, se retournant de temps en temps vers l’homme étrange qui venait de le rendre si souple et si docile avec si peu de mots.
Il le conduisit ainsi vers ses mousses, qui étaient en effet de magnifiques capillaires. Puis, lorsque le vieillard en eut fait une collection, ils se mirent en quête de plantes nouvelles.
Gilbert était beaucoup plus avancé en botanique qu’il ne le croyait lui-même. Né au milieu des bois, il connaissait comme des amies d’enfance toutes les plantes des bois: seulement, il les connaissait sous leurs noms vulgaires. À mesure qu’il les désignait ainsi, son compagnon les lui indiquait, lui, sous leur nom scientifique, que Gilbert, en retrouvant une plante de la même famille, essayait de répéter. Deux ou trois fois il estropiait ce nom grec ou latin. Alors l’étranger le lui décomposait, lui montrait les rapports du sujet avec ces mots décomposés, et Gilbert apprenait ainsi non seulement le nom de la plante, mais encore la signification du mot grec ou latin dont Pline, Linné ou de Jussieu avaient baptisé cette plante.