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L’intérêt allait gagnant; Gilbert avait déplié le sac et avait lu tout ce qu’il y avait d’imprimé sur le sac avec un certain battement de cour; il interrogea la pagination et se mit à chercher si les autres pages n’y faisaient pas suite. La pagination était interrompue, mais il retrouva sept ou huit sacs qui paraissaient se suivre. Il en ôta les épingles, vida les haricots sur le plancher, les assembla et lut.

Cette fois, c’était bien autre chose encore. Ces nouvelles pages contenaient les amours d’un jeune homme pauvre, inconnu, avec une grande dame. La grande dame était descendue jusqu’à lui, ou plutôt il était monté jusqu’à elle, et la grande dame l’avait accueilli comme s’il eût été son égal, et elle en avait fait son amant, l’initiant à tous les mystères du cœur, rêves de l’adolescence qui ont une si courte réalité, qu’arrivés de l’autre côté de la vie ils ne nous apparaissent plus que comme un de ces météores brillants, mais fugitifs, qui glissent au milieu d’un ciel étoilé de printemps.

Le jeune homme n’était nommé nulle part. La grande dame s’appelait madame de Warens, nom doux et charmant à prononcer.

Gilbert rêvait au bonheur de passer ainsi toute une nuit à lire, et le plaisir s’augmentait de cette sécurité qu’il avait une longue file de sacs à dépouiller les uns après les autres, quand tout à coup un léger pétillement se fit entendre; la chandelle, échauffée par le récipient de cuivre, s’enfonça dans la graisse liquide, une vapeur infecte monta dans le grenier, la mèche s’éteignit et Gilbert se trouva dans l’obscurité.

Cet événement était arrivé si rapide, qu’il n’y avait pas eu moyen d’y porter remède. Gilbert, interrompu au milieu de sa lecture, était près d’en pleurer de rage. Il laissa glisser la liasse de papiers sur les haricots amassés près de son lit et se coucha sur sa paillasse, où, malgré son dépit, il s’endormit bientôt profondément.

Le jeune homme dormit comme on dort à dix-huit ans; aussi ne se réveilla-t-il qu’au bruit du cadenas criard que Jacques avait placé la veille à la porte du grenier.

Le jour était grand; Gilbert, en ouvrant les yeux, vit son hôte entrer doucement dans sa chambre.

Ses yeux se portèrent aussitôt sur les haricots épars et sur les sacs redevenus feuillets.

Les yeux de Jacques avaient déjà pris la même direction.

Gilbert sentit le rouge de la honte lui monter aux joues, et sans trop savoir ce qu’il disait:

– Bonjour, monsieur, murmura-t-il.

– Bonjour, mon ami, dit Jacques; avez-vous bien dormi?

– Oui, monsieur.

– Seriez-vous somnambule, par hasard?

Gilbert ignorait ce qu’était un somnambule, mais il comprit que la question avait pour but de lui demander une explication sur ces haricots hors de leurs sacs, et sur ces sacs veufs de leurs haricots.

– Hélas! monsieur, dit-il, je vois bien pourquoi vous me dites cela; oui, c’est moi qui suis coupable du méfait, et je m’accuse humblement, mais je le crois réparable.

– Sans doute. Mais pourquoi donc votre chandelle est-elle usée jusqu’au bout?

– J’ai veillé trop tard.

– Et pourquoi avez-vous veillé? fit Jacques, soupçonneux.

– Pour lire.

Le regard de Jacques parcourut, plus défiant encore, le grenier encombré.

– Cette première feuille, dit Gilbert en montrant le premier sac qu’il avait décroché et lu, cette première feuille, sur laquelle j’ai jeté les yeux par hasard, m’a tellement intéressé… Mais vous, monsieur, qui savez tant de choses, vous devez savoir de quel livre elle vient?

Jacques y jeta négligemment les yeux et dit:

– Je ne sais.

– C’est un roman, sans doute, fit Gilbert, un bien beau roman.

– Un roman, croyez-vous?

– Je le crois, car on y parle d’amour comme dans les romans, excepté qu’on en parle mieux.

– Cependant, reprit Jacques, comme je lis au bas de cette page le mot Confessions, je croyais…

– Vous croyiez?

– Que ce pouvait être une histoire.

– Oh! non, non; l’homme qui parle ainsi ne parle pas de lui-même. Il y a trop de franchise dans ses aveux, trop d’impartialité dans son jugement.

– Et moi, je crois que vous vous trompez, dit vivement le vieillard. L’auteur, au contraire, a voulu donner cet exemple au monde, d’un homme se montrant à ses semblables tel que Dieu a fait l’homme.

– Connaissez-vous donc l’auteur?

– L’auteur est Jean-Jacques Rousseau.

– Rousseau! s’écria vivement le jeune homme.

– Oui. Il y a ici quelques feuillets de son dernier livre, détachés, égarés.

– Ainsi ce jeune homme, pauvre, inconnu, obscur, mendiant presque par les grands chemins qu’il parcourait à pied, c’était Rousseau, c’est-à-dire l’homme qui devait un jour faire l’Émile et écrire le Contrat social?

– C’était lui, ou plutôt non, dit le vieillard avec une expression de mélancolie difficile à rendre. Non, ce n’était pas lui; l’auteur du Contrat social et de l’Émile est l’homme désenchanté du monde, de la vie, de la gloire, et presque de Dieu; l’autre… l’autre Rousseau… celui de madame de Warens, c’est l’enfant entrant dans la vie par la même porte que l’aurore entre dans le monde; c’est l’enfant avec ses joies, ses espérances. Il y a entre les deux Rousseau un abîme qui les empêchera de jamais se joindre… trente ans de malheurs!

Le vieillard secoua la tête, laissa tomber tristement ses bras, et parut se perdre dans une rêverie profonde.

Gilbert était demeuré comme ébloui.

– Ainsi donc, dit-il, cette aventure avec mademoiselle Galley et mademoiselle de Graffenried est donc vraie? Cet amour ardent pour madame de Warens, il l’a donc éprouvé? Cette possession de la femme qu’il aimait, possession qui l’attristait au lieu de le transporter au ciel comme il s’y attendait, ce n’est donc pas un ravissant mensonge?

– Jeune homme, dit le vieillard, Rousseau n’a jamais menti. Rappelez-vous sa devise: Vitam impendere vero.

– Je la connaissais, dit Gilbert; mais, comme je ne sais pas le latin, je n’ai jamais pu la comprendre.