– Je ne veux pas vous flatter, dit Rousseau, c’est encore mauvais, mais c’est lisible; cela vaut dix sous, les voici.
Gilbert les prit en s’inclinant.
– Il y a du pain dans l’armoire, monsieur Gilbert, dit Thérèse, sur qui la discrétion, la douceur et l’application de Gilbert avaient produit un bon effet.
– Merci, madame, répondit Gilbert; croyez que je n’oublierai point vos bontés.
– Tenez, dit Thérèse en lui tendant le pain.
Gilbert allait refuser; mais il regarda Jean-Jacques et comprit, par ce sourcil qui se fronçait déjà au-dessus de cet œil subtil et par cette bouche si fine qui commençait à se crisper, que son refus pourrait bien blesser son hôte.
– J’accepte, dit-il.
Puis il se retira dans sa petite chambre, tenant en main la pièce de six sous d’argent et les quatre sous de cuivre qu’il venait de recevoir de Jean-Jacques.
– Enfin, dit-il en entrant dans sa mansarde, je suis donc mon maître, c’est-à-dire, non, pas encore, puisque j’ai là le pain de la charité.
Et, quoiqu’il eût faim, il déposa sur l’appui de sa lucarne son pain, auquel il ne toucha point.
Puis, pensant qu’il oublierait sa faim en dormant, il souffla sa chandelle et s’étendit sur sa paillasse.
Le lendemain – Gilbert avait fort peu dormi pendant toute cette nuit – le lendemain, le jour le trouva éveillé. Il se rappela ce que lui avait dit Rousseau des jardins sur lesquels donnait la fenêtre. Il se pencha hors de la lucarne, et vit en effet les arbres d’un beau jardin; au delà de ces arbres s’élevait l’hôtel auquel appartenait ce jardin, et dont l’entrée donnait rue de la Jussienne.
Dans un coin du jardin, tout entouré de jeunes arbres et de fleurs, s’élevait un petit pavillon aux contrevents fermés.
Gilbert pensa d’abord que ces contrevents étaient fermés à cause de l’heure, et que ceux qui habitaient ce pavillon n’étaient pas encore éveillés. Mais, comme les arbres naissants avaient collé leur feuillage contre ces contrevents, Gilbert comprit bientôt que ce pavillon devait être inhabité depuis l’hiver tout au moins.
Il en revint alors à admirer les beaux tilleuls qui lui cachaient le logement principal.
Deux ou trois fois la faim avait entraîné Gilbert à jeter les yeux sur le morceau de pain que, la veille, lui avait coupé Thérèse; mais, toujours maître de lui, et tout en le convoitant, il n’y avait pas touché.
Cinq heures sonnèrent, alors il pensa que la porte de l’allée devait être ouverte; et lavé, brossé et peigné – Gilbert, grâce aux soins de Jean-Jacques, avait, en remontant dans son grenier, trouvé les objets nécessaires à sa modeste toilette – et lavé, brossé, peigné, disons-nous, il prit son morceau de pain et descendit.
Rousseau, qui cette fois n’avait pas été le réveiller, Rousseau, qui par un excès de défiance peut-être, et pour mieux se rendre compte des habitudes de son hôte, n’avait point fermé sa porte la veille, Rousseau l’entendit descendre et le guetta.
Il vit Gilbert sortir son pain sous le bras.
Un pauvre s’approcha de lui, il vit Gilbert lui donner son pain, puis entrer chez un boulanger, qui venait d’ouvrir sa boutique, et acheter un autre morceau de pain.
– Il va aller chez le traiteur, pensa Rousseau, et ses pauvres dix sous y passeront.
Rousseau se trompait; tout en marchant, Gilbert mangea une partie de son pain; puis, s’arrêtant à la fontaine qui coulait au coin de la rue, il but, mangea le reste de son pain, but encore, se rinça la bouche, se lava les mains et revint.
– Ma foi, dit Rousseau, je crois que je suis plus heureux que Diogène, et que j’ai trouvé un homme.
Et, l’entendant remonter l’escalier, il s’empressa d’aller lui ouvrir la porte.
Le jour se passa tout entier dans un travail ininterrompu. Gilbert avait appliqué à ce monotone labeur de la copie son activité, sa pénétrante intelligence et son assiduité obstinée. Ce qu’il ne comprenait pas, il le devinait; et sa main, esclave d’une volonté de fer, traçait les caractères sans hésitation, sans erreur. De sorte que, vers le soir, il en était arrivé à sept pages d’une copie, sinon élégante, du moins irréprochable.
Rousseau regardait ce travail en juge et en philosophe à la fois. Comme juge, il critiqua la forme des notes, la finesse des déliés, les écartements des soupirs ou des points; mais il convint qu’il y avait déjà un progrès notable sur la copie de la veille, et il donna vingt-cinq sous à Gilbert.
Comme philosophe, il admirait la force de la volonté humaine, qui peut courber douze heures de suite, sous le travail, un jeune homme de dix-huit ans, au corps souple et élastique, au tempérament passionné, car Rousseau avait facilement reconnu l’ardente passion qui brûlait le cœur du jeune homme; seulement, il ignorait si cette passion était l’ambition ou l’amour.
Gilbert pesa dans sa main l’argent qu’il venait de recevoir: c’était une pièce de vingt-quatre sous et un sou. Il mit le sou dans une poche de sa veste, probablement avec les autres sous qui lui restaient de la veille, et, serrant avec une satisfaction ardente la pièce de vingt-quatre sous dans sa main droite, il dit:
– Monsieur, vous êtes mon maître, puisque c’est chez vous que j’ai trouvé de l’ouvrage; vous me donnez même le logement gratis. Je pense donc que vous pourriez mal juger de moi si j’agissais sans vous communiquer mes actions.
Rousseau le regarda de son œil effarouché.
– Quoi! dit-il, que voulez-vous donc faire? Avez vous pour demain une intention autre que de travailler?
– Monsieur, oui, pour demain, avec votre permission, je voudrais être libre.
– Pour quoi faire? dit Rousseau; pour fainéantiser?
– Monsieur, dit Gilbert, je voudrais aller à Saint-Denis.
– À Saint-Denis?
– Oui; madame la dauphine arrive demain à Saint-Denis.
– Ah! c’est vrai; demain il y a des fêtes à Saint-Denis pour la réception de madame la dauphine.
– C’est cela, dit Gilbert.
– Je vous aurais cru moins badaud, mon jeune ami, dit Rousseau, et vous m’avez fait d’abord l’effet de bien autrement mépriser les pompes du pouvoir absolu.
– Monsieur…
– Regardez-moi, moi que vous prétendez quelquefois prendre pour modèle. Hier, un prince royal est venu me solliciter d’aller à la cour, non pas comme vous irez, pauvre enfant, en vous hissant sur la pointe des pieds pour regarder, par-dessus l’épaule d’un garde-française, passer la voiture du roi, à laquelle on portera les armes comme on fait pour le Saint-Sacrement, mais pour paraître devant les princes, pour voir le sourire des princesses. Eh bien! moi, obscur citoyen, j’ai refusé l’invitation de ces grands.