Gilbert se doutait qu’en l’apercevant, Andrée allait s’étonner, se retourner et parler à son père, assis dans la voiture à ses côtés.
Il ne se trompait point, Andrée s’étonna, se retourna et appela sur Gilbert l’attention du baron de Taverney, qui, orné de son grand cordon rouge, posait fort majestueusement dans le carrosse du roi.
– Gilbert! s’écria le baron réveillé comme en sursaut; Gilbert ici! Et qui donc aura soin de Mahon là-bas?
Gilbert entendit parfaitement ces paroles. Il se mit aussitôt à saluer avec un respect étudié Andrée et son père.
Il lui fallut toutes ses forces pour accomplir ce salut.
– C’est pourtant vrai! s’écria le baron en apercevant notre philosophe. C’est ce drôle-là en personne.
L’idée que Gilbert fût à Paris se trouvait si loin de son esprit, qu’il n’avait pas voulu en croire d’abord les yeux de sa fille, et qu’il avait en ce moment encore toutes les peines du monde à en croire ses propres yeux.
Quant au visage d’Andrée, que Gilbert observait alors avec une attention soutenue, il n’exprimait qu’un calme parfait après un léger nuage d’étonnement.
Le baron penché hors la portière appela Gilbert du geste.
Gilbert voulut aller à lui, le sergent l’arrêta.
– Vous voyez bien que l’on m’appelle, dit-il.
– Où cela?
– De cette voiture.
Les regards du sergent suivirent la direction indiquée par le doigt de Gilbert, et se fixèrent sur le carrosse de M. de Taverney.
– Permettez, sergent, dit le baron, je voudrais parler à ce garçon, deux mots seulement.
– Quatre, monsieur, quatre, dit le sergent; vous avez du temps de reste; on lit une harangue sous le porche; vous en avez pour une bonne demi-heure. Passez, jeune homme.
– Venez ça, drôle! dit le baron à Gilbert, qui affectait de marcher de son pas ordinaire; dites-moi par quel hasard, quand vous devriez être à Taverney, on vous trouve à Saint-Denis?
Gilbert salua une seconde fois Andrée et le baron et répondit:
– Ce n’est point le hasard, monsieur, qui m’amène ici; c’est l’acte de ma volonté.
– Comment! de votre volonté, maroufle! Auriez-vous une volonté, par hasard?
– Pourquoi pas? Tout homme libre a le droit d’en avoir une.
– Tout homme libre! Ah çà! vous vous croyez donc libre, petit malheureux?
– Oui, sans doute, puisque je n’ai enchaîné ma liberté à personne.
– Voilà, sur ma foi, un plaisant maraud! s’écria M. de Taverney, interdit de l’aplomb avec lequel parlait Gilbert. Quoi! vous à Paris, et comment venu, je vous prie?… et avec quelles ressources, s’il vous plaît?
– À pied, dit laconiquement Gilbert.
– À pied! répéta Andrée avec une certaine expression de pitié.
– Et que viens-tu faire à Paris? Je te le demande, s’écria le baron.
– Mon éducation d’abord, ma fortune ensuite.
– Ton éducation?
– J’en suis sûr.
– Ta fortune?
– Je l’espère.
– Et que fais-tu en attendant? Tu mendies?
– Mendier! fit Gilbert avec un superbe dédain.
– Tu voles, alors?
– Monsieur, dit Gilbert avec un accent de fermeté fière et sauvage qui fixa un instant sur l’étrange jeune homme l’attention de mademoiselle de Taverney, est-ce que je vous ai jamais volé?
– Que fais-tu alors avec tes mains de fainéant?
– Ce que fait un homme de génie auquel je veux ressembler, ne fût-ce que par ma persévérance, répondit Gilbert. Je copie de la musique.
Andrée tourna la tête de son côté.
– Vous copiez de la musique? dit-elle.
– Oui, mademoiselle.
– Vous la savez donc? ajouta-t-elle dédaigneusement et du même ton qu’elle eût dit: «Vous mentez.»
– Je connais mes notes, et c’est assez pour être copiste, répondit Gilbert.
– Et où diable les as-tu apprises, tes notes, drôle?
– Oui, fit en souriant Andrée.
– Monsieur le baron, j’aime profondément la musique, et, comme tous les jours mademoiselle passait une heure ou deux à son clavecin, je me cachais pour écouter.
– Fainéant!
– J’ai d’abord retenu les airs; puis, comme ces airs étaient écrits dans une méthode, j’ai peu à peu, et à force de travail, appris à lire dans cette méthode.
– Dans ma méthode! fit Andrée au comble de l’indignation, vous osiez toucher à ma méthode?
– Non, mademoiselle, jamais je ne me fusse permis cela, dit Gilbert; mais elle restait ouverte sur votre clavecin, tantôt à une place, tantôt à une autre. Je n’y touchais pas; j’essayais de lire, voilà tout: mes yeux ne pouvaient en salir les pages.
– Vous allez voir, dit le baron, que ce coquin-là va nous annoncer tout à l’heure qu’il joue du piano comme Haydn.
– J’en saurais jouer probablement, dit Gilbert, si j’avais osé poser mes doigts sur les touches.
Et Andrée, malgré elle, jeta un second regard sur ce visage animé par un sentiment dont rien ne peut donner l’idée, si ce n’est le fanatisme avide du martyre.
Mais le baron, qui n’avait point dans l’esprit la calme et intelligente lucidité de sa fille, avait senti s’allumer sa colère en songeant que ce jeune homme avait raison, et que l’on avait eu avec lui, en le laissant à Taverney en compagnie de Mahon, des torts d’inhumanité.
Or, on pardonne difficilement à un inférieur le tort dont il peut nous convaincre; de sorte que, s’échauffant à mesure que sa fille s’adoucissait:
– Ah! brigandeau! s’écria-t-il; tu désertes, tu vagabondes; et lorsqu’on te demande compte de ta conduite, tu as recours à des balivernes comme celles que nous venons d’entendre! Eh bien, comme je ne veux pas que, par ma faute, le pavé du roi soit embarrassé de filous et de bohèmes…
Andrée fit un mouvement pour calmer son père; elle sentait que l’exagération excluait la supériorité.
Mais le baron écarta la main protectrice de sa fille et continua:
– Je te recommanderai à M. de Sartine, et tu iras faire un tour à Bicêtre, mauvais garnement de philosophe!
Gilbert fit un pas de retraite, enfonça son chapeau, et, pâle de colère:
– Monsieur le baron, dit-il, apprenez que, depuis que je suis à Paris, j’ai trouvé des protecteurs qui lui font faire antichambre, à votre M. de Sartine!