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«Aussi, sans s’inquiéter de mes cris, des larmes de ma mère, des efforts de mon père, les bandits me lièrent les mains derrière le dos, et, me brûlant de leurs regards hideux que je compris alors tant la terreur me faisait clairvoyante, ils se mirent, avec des dés qu’ils tirèrent de leur poche, à jouer sur le mouchoir de l’un d’eux.

«Ce qui m’effraya le plus, c’est qu’il n’y avait point d’enjeu sur l’ignoble tapis.

«Pendant le temps que les dés passèrent de main en main, je frissonnai; car je compris que j’étais la chose qu’ils jouaient.

«Tout à coup, l’un d’eux, poussant un rugissement de triomphe, se leva, tandis que les autres blasphémaient en grinçant des dents, courut à moi, me saisit dans ses bras et posa ses lèvres sur les miennes.

«Le contact d’un fer rouge ne m’eût point fait pousser un cri plus déchirant.

«- Oh! la mort, la mort, mon Dieu! m’écriai-je.

«Ma mère se roulait sur la terre, mon père s’évanouit.

«Je n’avais plus qu’un espoir: c’est que l’un ou l’autre des bandits qui avaient perdu me tuerait, dans un moment de rage, d’un coup du couteau qu’ils serraient dans leurs mains crispées.

«J’attendais le coup, je l’espérais, je l’invoquais.

«Tout à coup un homme à cheval parut dans le sentier.

«Il avait parlé bas à une des sentinelles, qui l’avait laissé passer en échangeant un signe avec lui.

«Cet homme, de taille moyenne, d’une physionomie imposante, d’un coup d’œil résolu, continua de s’avancer calme et tranquille au pas ordinaire de son cheval.

«Arrivé en face de moi, il s’arrêta.

«Le bandit, qui déjà m’avait prise dans ses bras, et qui commençait à m’emmener, se retourna au premier coup de sifflet que cet homme donna dans le manche de son fouet.

«Le bandit me laissa glisser jusqu’à terre.

«- Viens ici, dit l’inconnu.

«Et, comme le bandit hésitait, l’inconnu forma un angle avec son bras, posa deux doigts écartés sur sa poitrine. Et, comme si ce signe eût été l’ordre d’un maître tout-puissant, le bandit s’approcha de l’inconnu.

«Celui-ci se pencha à l’oreille du bandit, et tout bas prononça ce mot:

«- Mac.

«Il ne prononça que ce seul mot, j’en suis sûre, moi qui regardais comme on regarde le couteau qui va vous tuer, moi qui écoutais comme on écoute quand la parole qu’on attend doit être la mort ou la vie.

«- Benac, répondit le brigand.

«Puis, dompté comme un lion et rugissant comme lui, il revint à moi, détacha la corde qui me liait les poignets, et alla en faire autant à mon père et à ma mère.

«Alors, comme l’argent était déjà partagé, chacun vint à son tour déposer sa part sur une pierre. Pas un écu ne manqua aux cinq cents écus.

«Pendant ce temps, je me sentais revivre aux bras de mon père et de ma mère.

«- Maintenant, allez…, dit l’inconnu aux bandits.

«Les bandits obéirent et rentrèrent dans le bois jusqu’au dernier.

«- Lorenza Feliciani, dit alors l’étranger en me couvrant de son regard surhumain, continue ta route maintenant, tu es libre.

«Mon père et ma mère remercièrent l’étranger qui me connaissait, et que nous ne connaissions pas, nous. Puis ils remontèrent dans la voiture. Je les suivis comme à regret, car je ne sais quelle puissance étrange, irrésistible m’attirait vers mon sauveur.

«Lui était resté immobile à la même place, comme pour continuer de nous protéger.

«Je l’avais regardé tant que j’avais pu le voir, et ce n’est que lorsque je l’eus perdu de vue tout à fait que l’oppression qui serrait ma poitrine disparut.

«Deux heures après, nous étions à Subiaco.

– Mais quel était donc cet homme extraordinaire? demanda la princesse, émue de la simplicité de ce récit.

– Daignez encore m’écouter, Madame, dit Lorenza. Hélas! tout n’est pas fini!

– J’écoute, dit Madame Louise.

La jeune femme continua:

– Nous arrivâmes à Subiaco deux heures après cet événement.

«Pendant toute la route, nous n’avions fait que nous entretenir, mon père, ma mère et moi, de ce singulier sauveur qui nous était venu tout à coup, mystérieux et puissant, comme un envoyé du ciel.

«Mon père, moins crédule que moi, le soupçonnait chef d’une de ces bandes qui, bien que divisées en fragments autour de Rome, relèvent de la même autorité, et sont inspectées de temps en temps par le chef suprême, lequel, investi d’une autorité absolue, récompense, punit et partage.

«Mais moi, moi qui cependant ne pouvais lutter d’expérience avec mon père; moi qui obéissais à mon instinct, qui subissais le pouvoir de ma reconnaissance, je ne croyais pas, je ne pouvais pas croire que cet homme fût un bandit.

«Aussi, dans mes prières de chaque soir à la Vierge, je consacrais une phrase destinée à appeler les grâces de la madone sur mon sauveur inconnu.

«Dès le même jour, j’entrai au couvent. La dot était retrouvée, rien n’empêchait qu’on ne m’y reçût. J’étais plus triste, mais aussi plus résignée que jamais. Italienne et superstitieuse, cette idée m’était venue que Dieu tenait à me posséder pure, entière et sans tache, puisqu’il m’avait délivrée de ces bandits, suscités sans doute par le démon pour souiller la couronne d’innocence que Dieu seul devait détacher de mon front. Aussi m’élançai-je avec toute l’ardeur de mon caractère dans les empressements de mes supérieurs et de mes parents. On me fit adresser une demande au souverain pontife à l’effet de me voir dispensée du noviciat. Je l’écrivis, je la signai. Elle avait été rédigée par mon père dans les termes d’un si violent désir, que Sa Sainteté crut voir dans cette demande l’ardente aspiration d’une âme dégoûtée du monde vers la solitude. Elle accorda tout ce qu’on lui demandait, et le noviciat d’un an, de deux ans quelquefois pour les autres, fut, par faveur spéciale, fixé pour moi à un mois.

«On m’annonça cette nouvelle, qui ne me causa ni douleur ni joie. On eût dit que j’étais déjà morte au monde, et que l’on opérait sur un cadavre auquel son ombre impassible survivait seule.

«Quinze jours on me tint renfermée, de crainte que l’esprit mondain me vînt saisir. Vers le matin de ce quinzième jour, je reçus l’ordre de descendre à la chapelle avec les autres sœurs.