– Prenez garde, dit la princesse avec un accent de tendre compassion, prenez garde, pauvre femme, je crois que vous avez trop de pente à attribuer au merveilleux ce qui n’est que l’effet d’une faiblesse naturelle. En voyant cet homme, vous vous êtes évanouie, et voilà tout; il n’y a rien autre chose; continuez.
– Oh! Madame, Madame, ne me dites pas cela, s’écria Lorenza, ou, du moins, attendez, pour porter un jugement, que vous ayez tout entendu. Rien de merveilleux! continua-t-elle; mais alors n’est-ce pas, je fusse revenue à moi, dix minutes, un quart d’heure, une heure après mon évanouissement? Je me serais entretenue avec mes sœurs, j’aurais repris courage et foi parmi elles?
– Sans doute, dit Madame Louise. Eh bien! n’est-ce pas ainsi que la chose est arrivée?
– Madame, dit Lorenza d’une voix sourde et accélérée, lorsque je revins à moi, il faisait nuit. Un mouvement rapide et saccadé me fatiguait depuis quelques minutes. Je soulevai ma tête, croyant être sous la voûte de la chapelle ou sous les rideaux de ma cellule. Je vis des rochers, des arbres, des nuages; puis, au milieu de tout cela, je sentais une haleine tiède qui me caressait le visage, je crus que la sœur infirmière me prodiguait ses soins, et je voulus la remercier… Madame, ma tête reposait sur la poitrine d’un homme, et cet homme était mon persécuteur. Je portai les yeux et les mains sur moi-même pour m’assurer si je vivais ou du moins si je veillais. Je poussai un cri. J’étais vêtue de blanc. J’avais sur le front une couronne de roses blanches, comme une fiancée ou comme une morte.
La princesse poussa un cri; Lorenza laissa tomber sa tête dans ses deux mains.
– Le lendemain, continua en sanglotant Lorenza, le lendemain je vérifiai le temps qui s’était écoulé: nous étions au mercredi. J’étais donc restée pendant trois jours sans connaissance; pendant ces trois jours, j’ignore entièrement ce qui s’est passé.
Chapitre LI Le comte de Fœnix
Pendant longtemps un silence profond laissa les deux femmes, l’une à ses méditations douloureuses, l’autre à son étonnement, facile à comprendre.
Enfin Madame Louise rompit la première le silence.
– Et vous n’avez rien fait pour faciliter cet enlèvement? dit-elle.
– Rien, Madame.
– Et vous ignorez comment vous êtes sortie du couvent?
– Je l’ignore.
– Cependant un couvent est bien fermé, bien gardé; il y a des barreaux aux fenêtres, des murs presque infranchissables, une tourière qui ne quitte pas ses clefs. Cela est ainsi, en Italie surtout, où les règles sont plus sévères encore qu’en France.
– Que vous dirai-je, Madame, quand moi-même depuis ce moment je m’abîme à creuser mes souvenirs sans y rien trouver?
– Mais vous lui reprochâtes votre enlèvement?
– Sans doute.
– Que vous répondit-il pour s’excuser?
– Qu’il m’aimait.
– Que lui dites-vous?
– Qu’il me faisait peur.
– Vous ne l’aimiez donc pas?
– Oh! non, non!
– En étiez-vous bien sûre?
– Hélas! Madame, c’était un sentiment étrange que j’éprouvais pour cet homme. Lui là, je ne suis plus moi, je suis lui; ce qu’il veut, je le veux; ce qu’il ordonne, je le fais; mon âme n’a plus de puissance, mon esprit plus de volonté: un regard me dompte et me fascine. Tantôt il semble pousser jusqu’au fond de mon cœur des pensées qui ne sont pas miennes, tantôt il semble attirer au dehors de moi des idées si bien cachées jusqu’alors à moi-même, que je ne les avais pas devinées. Oh! vous voyez bien, Madame, qu’il y a magie.
– C’est étrange, au moins, si ce n’est pas surnaturel, dit la princesse. Mais, après cet événement, comment viviez-vous avec cet homme?
– Il me témoignait une vive tendresse, un sincère attachement.
– C’était un homme corrompu peut-être?
– Je ne le crois pas; au contraire, il y a quelque chose de l’apôtre dans sa manière de parler.
– Allons, vous l’aimez, avouez-le.
– Non, non, Madame, dit la jeune femme avec une douloureuse volonté, non, je ne l’aime pas.
– Alors vous auriez dû fuir, vous auriez dû en appeler aux autorités, vous réclamer de vos parents.
– Madame, il me surveillait tellement, que je ne pouvais fuir.
– Que n’écriviez-vous?
– Nous nous arrêtions partout sur la route dans des maisons qui semblaient lui appartenir, où chacun lui obéissait. Plusieurs fois je demandai du papier, de l’encre et des plumes; mais ceux à qui je m’adressais étaient renseignés par lui; jamais aucun ne me répondit.
– Mais en route, comment voyagiez-vous?
– D’abord en chaise de poste; mais à Milan nous trouvâmes non plus une chaise de poste, mais une espèce de maison roulante dans laquelle nous continuâmes notre chemin.
– Mais enfin il était obligé parfois de vous laisser seule?
– Oui. Alors il s’approchait de moi; il me disait: «Dormez.» Et je m’endormais, et ne me réveillais qu’à son retour.
Madame Louise secoua la tête d’un air d’incrédulité.
– Vous ne désiriez pas fuir bien énergiquement, dit-elle; sans quoi, vous y fussiez parvenue.
– Hélas! il me semble cependant que si, Madame… Mais aussi peut-être étais-je fascinée!
– Par ses paroles d’amour, par ses caresses?
– Il me parlait rarement d’amour, Madame, et, à part un baiser sur le front le soir et un autre baiser au front le matin, je ne me rappelle point qu’il m’ait jamais fait d’autres caresses.
– Étrange, étrange, en vérité! murmura la princesse.
Cependant, sous l’empire d’un soupçon, elle reprit:
– Voyons, répétez-moi que vous ne l’aimez pas.
– Je vous le répète, Madame.
– Redites-moi que nul lien terrestre ne vous attache à lui.
– Je vous le redis.
– Que, s’il vous réclame, il n’aura aucun droit à faire valoir.
– Aucun!
– Mais enfin, continua la princesse, comment êtes-vous venue ici? Voyons, car je m’y perds.
– Madame, j’ai profité d’un violent orage qui nous surprit un peu au delà d’une ville qu’on appelle, je crois, Nancy. Il avait quitté sa place près de moi; il était entré dans le second compartiment de sa voiture, pour causer avec un vieillard qui habitait ce second compartiment, je sautai sur son cheval et je m’enfuis.